Dernière mise à jour le 22 mai 2015
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue Afrique Asie (afrique-asie.fr)
La prise de la ville antique de Palmyre (Syrie), le 21 mai 2015, par l’État islamique trois mois après la destruction des vestiges de la cité biblique de Ninive (Irak) pose le problème de la conformité de la stratégie de Daech avec les prescriptions religieuses musulmanes notamment en ce qui concerne le legs ante-islamique.
Retour sur cette question avec l’universitaire algérien Ahmad Ben Saada (Canada)
La démolition n’est que l’apanage des déprédateurs, des faibles et des insignifiants.
Les compagnons du prophète appréciaient se reposer sous l’ombre des monuments pharaoniques.
«Je remercie Allah de m’avoir créé aveugle de sorte que je ne vois pas vos horribles faces.» Taha Hussein
À force de chercher l’immortalité, Gilgamesh trouva finalement la sagesse.
Elle est longue, la liste des dignitaires musulmans, religieux ou politiques, qui, tout au long de l’Histoire, ont contribué à découvrir et sauvegarder les trésors des cultures préislamiques, patrimoine de l’humanité. En les détruisant, les djihadistes détruisent leur propre identité. «Je vais présenter au monde celui qui a tout vu/ Connu la terre entière, pénétré toutes choses/ Et partout exploré tout ce qui est caché» L’épopée de Gilgamesh.
Selon la légende, Gilgamesh était un roi terrible, sanguinaire et cruel. Mû par le désir de se mesurer au monde entier, il était impitoyable pour ses adversaires. Ce sadique souverain n’était qu’un vil tyran qui prenait plaisir à opprimer son peuple au point d’abuser de toute nouvelle mariée la nuit de ses noces. Se voulant l’égal des Dieux, Gilgamesh a longtemps poursuivi sa quête vers l’immortalité, mais en vain…
Cette histoire, «aussi vraie que le ciel est peuplé d’oiseaux et que la mer de poissons» (1), nous est parvenue par-delà les âges, sans prendre une seule ride. La plus vieille œuvre littéraire de tous les temps, gravée en caractères cunéiformes sur une douzaine de tablettes en argile.
Ce joyau de la littérature assyrienne et humaine qui date, selon les spécialistes, du XVIII e siècle av. J.-C., fut découvert en 1853 au milieu d’une collection de près de 25.000 tablettes d’argile qui constituait la bibliothèque du roi Assurbanipal (VII siècle av. JC) .
La découverte a été réalisée lors de fouilles dirigées par Hormuzd Rassam, le plus célèbre des archéologues irakiens, sur le site de l’antique Ninive, dans la banlieue de l’actuelle Mossoul. C’est d’ailleurs dans cette ville du nord de l’Irak qu’est né Rassam, dans une famille chrétienne de père irakien (né à Mossoul) et de mère syrienne (née à Alep). Avec une telle ascendance, Rassam aurait été un parfait citoyen de Daech (acronyme de «Dawla Islamiya fil Iraq wa bilad as Cham») ou, en français, l’État islamique en Irak et au Levant, le Levant (ou Cham) correspondant à l’historique «Grande Syrie». Pour autant, cependant, que les bourreaux de Daech lui aient laissé la vie sauve, car il aurait été certainement doublement jugé pour hérésie: de par sa confession chrétienne et, surtout, pour sa passion envers Ishtar, déesse assyrienne.
Les différentes fouilles menées par Hormuzd Rassam ont permis de mettre au jour plusieurs autres trésors du génie humain, dont le célèbre Cylindre de Cyrus (539 av. J.-C.) qui est considéré comme la «première charte des droits de l’homme». En 1971, ce document gravé sur un cylindre d’argile a été traduit par l’Onu en chacune de ses six langues officielles (2).
Rassam a été initié à l’assyriologie par l’illustre archéologue anglais Austen Henry Layard dont les importantes recherches à Ninive furent consignées dans Les Ruines de Ninive (Nineveh and its Remains, 1849), un vrai best-seller en son époque. Notons que ce grand cunéiformiste a fait ressurgir de la nuit des temps Nimrud (l’antique Kalhu), ville située à une trentaine de kilomètres de Mossoul.
En plus d’inestimables trésors archéologiques, Layard y découvrit la plus ancienne lentille optique jamais fabriquée de main d’homme. Cette lentille datant d’environ 3.000 ans fut examinée par l’éminent physicien écossais David Brewster. Après une minutieuse analyse, le physicien en donna une description détaillée et déclara que l’objet devait être considéré «comme destiné à être utilisé comme une lentille soit pour grossir ou pour concentrer les rayons du soleil». (3)
Que penser alors des actes barbares et «culturicides» de Daech et ses nervis? Peut-on réellement imaginer la construction d’un quelconque «État» sur les décombres des vestiges archéologiques de son propre peuple? Ou en coupant des têtes humaines et en brisant celles en pierre? Ceux-là mêmes qui veulent faire disparaître l’immense culture assyrienne ne se comportent-ils pas pire que le sanguinaire Gilgamesh?
La démolition au bulldozer du site de Nimrud ou à la massue des sculptures du musée de Mossoul est plus qu’un signe d’inculture: c’est la manifestation d’une vision rétrograde de l’être humain et de sa formidable créativité. Il faut se le dire: contrairement à l’édification, la démolition n’est que l’apanage des déprédateurs, des faibles et des insignifiants. Cette folie destructrice qui défie le bon sens est d’autant plus choquante qu’elle se déroule au cœur du croissant fertile, berceau de la civilisation humaine. Tout proche de cette ville de Mossoul d’où étaient importés vers l’Europe ces riches tissus de soie et d’or auxquels Marco Polo donna le nom de «mousseline» (originaire de Mossoul) [4].
Mossoul où est né l’immense Ziryab (789-857), un des fondateurs de la musique arabo-andalouse qui, tout jeune, émerveilla le calife abbasside Haroun al-Rachid. Vers 822, sous le règne de son fils le calife Al-Mamoun (786-833), Ziryab se rendit à Cordoue (Andalousie) où il fut accueilli avec honneur par l’émir Abderrahmane II (792-852).
Il y créa le premier conservatoire de musique d’Europe, révolutionna le chant, la musique ainsi que la mode, le raffinement et les bonnes manières, contribuant de manière incontestable à l’essor sans précédent de la civilisation arabo-musulmane dans le monde (5). De qui donc tiennent ces gens qui se sont installés à Mossoul et qui ont poussé l’offense jusqu’à dynamiter la mosquée du prophète Younes (AS), où se trouve la tombe de ce prophète connu de tous les gens du Livre (6)?
Nombre d’observateurs relient avec raison ces destructions avec celle des bouddhas de Bamiyan perpétrée en 2001 par les talibans afghans, ou celle des mausolées musulmans rasés en 2012 à Tombouctou (Mali) par le mouvement djihadiste Ansar Eddine (7).
Et cela aurait pu être pire. En 2012, sous l’administration du président Morsi issu de la confrérie des Frères musulmans, Morjan Salem al-Johary, un leader islamiste égyptien, avait demandé «la destruction du Sphinx et des pyramides de Giza» (8). Et des questions se posent: pourquoi les vestiges archéologiques pharaoniques sont-ils encore actuellement debout, alors que l’Égypte est islamisée depuis le VIIe siècle? Comment se fait-il que tous les dirigeants musulmans qui se sont succédé à la tête de l’Égypte, à commencer par Amr ibn al-As, son premier gouverneur, ont préservé cet inestimable patrimoine de l’humanité? Pour Al-Johary (et probablement pour tous les djihadistes), la réponse est simple: les vestiges étaient pratiquement couverts de sable et, à l’époque, il n’existait pas de moyens de destruction efficaces (sic!).
Ce qui est pratiquement faux dans la mesure où même si certains vestiges étaient enfouis sous le sable, les plus imposants ont toujours été visibles, même partiellement. D’ailleurs, les premières fouilles des pyramides sont attribuées au calife Al-Mamoun dont les ouvriers réussissent à pratiquer, en 820, la première ouverture de la grande pyramide de Khéops encore utilisée de nos jours (9). Ajoutons à cela que l’historien, médecin et philosophe arabe Abd al-Latif al-Baghdadi (1162-1321) fit une description détaillée des vestiges pharaoniques. Dans son ouvrage Relation de l’Égypte, considéré comme une des premières œuvres d’égyptologie, il donna moult détails sur la tête du Sphinx, son corps étant à l’époque enseveli sous le sable (10).
Okasha el-Daly, professeur d’archéologie à l’University College de Londres, précise au sujet d’Abd al-Latif qu’il était bien conscient de la valeur de monuments anciens pour étudier le passé et qu’il exprima son admiration à l’égard des dirigeants musulmans pour la préservation et la protection des artefacts et des monuments préislamiques
(11).
De son côté, l’historien égyptien Ahmed al-Makrizi (1364-1442) explique que la mutilation visible actuellement sur le visage du Sphinx est due à un fanatique soufi du nom de Mohammed Saim al-Dahr. Cet incident a été daté par Al-Makrizi vers 780 de l’hégire, c’est-à-dire entre le 30 avril 1378 et le 18 avril 1379 (12). Selon un récit rapporté par l’historien et islamologue allemand Ulrich Haarmann, Al-Dahr fut lynché par les habitants des environs, courroucés par son acte sordide. Ils l’enterrèrent par la suite près du monument qu’il avait saccagé (13).
Cette histoire confirme que non seulement il était possible de détruire les vestiges archéologiques, mais aussi que la population locale ne permettait pas qu’on vandalise impunément ce patrimoine historique.
En plus d’Abd al-Latif et Al-Makrizi, d’autres historiens arabes se sont intéressés aux trésors de l’archéologie égyptienne et en ont donné des descriptions détaillées, non sans une pointe d’émerveillement. Citons, par exemple, Al-Idrissi (mort en 1251) qui a étudié les pyramides de manière systématique et qui a minutieusement décrit l’intérieur de la grande pyramide quatre siècles avant l’astronome anglais John Greaves (1602-1652), qui ne la présenta à l’Occident qu’en 1646, dans son célèbre livre Pyramidographia (14). Et pour contredire les illuminés de Datcha, les dynamiteurs talibans, les démolisseurs d’Ansar Eddine et les djihadistes de l’engeance d’Al-Johary, Al-Idrisi mentionna que non seulement les Sahabas (compagnons du prophète Mohamed – SAWS) ne se sont pas attaqués aux monuments pharaoniques, mais qu’ils appréciaient se reposer sous leurs ombres (15).
Il faut reconnaître aussi qu’à travers les siècles, l’ombre des pyramides n’a pas corrompu l’islamité de l’Égypte, bien au contraire. Le «don du Nil» compte actuellement des milliers de mosquées et, surtout, la plus prestigieuse des institutions académiques dédiées aux sciences islamiques du monde, l’université Al-Azhar du Caire (fondée au Xe siècle).
Parmi les innombrables et éminentes personnalités formées par cette vénérable institution, il est intéressant de citer le «doyen de la littérature arabe», Taha Hussein. Aveugle dès son plus jeune âge, il est considéré comme un des plus importants intellectuels arabes du XXe siècle. Après avoir été écarté de son poste comme doyen de la faculté des lettres de l’université du Caire, il y revint en 1936 porté triomphalement à son bureau par des étudiants nationalistes.
Opposés à son retour, des étudiants islamistes scandèrent des slogans belliqueux, le traitant de «doyen aveugle». Il leur répondit: «Je remercie Allah de m’avoir créé aveugle de sorte que je ne vois pas vos horribles faces» (16).
En février 2013, le mémorial de Taha Hussein fut vandalisé dans la ville d’Al-Minya, et son buste a été arraché de son socle. Le forfait a été naturellement attribué aux islamistes égyptiens auprès de qui il n’a jamais été en odeur de sainteté, même de nos jours (17). Après s’être mesuré à toutes les forces de la nature, Gilgamesh se rendit à l’évidence de son inéluctable mortalité. Lui qui se voulait l’égal des dieux comprit que, pour atteindre la gloire éternelle, il fallait réaliser de grandes œuvres humaines. Ainsi, à force de chercher l’immortalité, Gilgamesh trouva finalement la sagesse.
Il est clair qu’aucun mémorial ne sera jamais érigé à la mémoire des coupeurs de têtes et des fossoyeurs de l’Histoire comme Daech et consorts, car, contrairement à Gilgamesh à la fin de son périple, ils se sont cantonnés dans des recoins de l’humanité, trop éloignés de la sagesse, de la vérité et de la sapience.
Leur seule contribution sera probablement de remplacer le mot «vandalisme» par «daechisme». Il va sans dire que le «daechisme» n’a pas pu apparaître et se développer comme une tumeur maligne à croissance fulgurante sans le soutien, l’aide et la connivence des pays occidentaux et arabes, ainsi que ceux voisins de la Syrie et de l’Irak.
Mais ça, c’est une autre histoire…
Références
- Jean Massin, Don Juan, Éd. Complexe, Bruxelles (1993), p. 85.
- Jacques Poulain, Hans-Jörg Sandkühler, Fathi Triki, Justice, droit et justification: perspectives transculturelles, Éd. Peter Lang (2010), p.146.
- Sir Austen Henry Layard, Discoveries Among the Ruins of Nineveh and Babylon, Éd. Harper & brothers (1871), p.167.
- Philippe Menard, Marco Polo. Le Devisement du monde, Tome 1, Librairie Droz (2001), p.197.
- FSTC «Limited, Ziryab, the Musician, Astronomer, Fashion Designer and Gastronome, Muslim Heritage», http://www.muslimheritage.com/article/ziryab-musician-astronomer-fashion-designer-and-gastronome.
- Nasma Réda, «Le Patrimoine irakien crie au secours», Al-Ahram Hebdo, 13 août 2014, http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1037/32/97/6601/Le-patrimoine-iraqien-crie-au-secours.aspx.
- Le Monde, «Mali: les islamistes rasent trois mausolées près de Tombouctou», 18 octobre 2012. http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/10/18/mali-nouvelle-destruction-de-mausolees-par-les-islamistes-a-tombouctou_1777726_3212.html
- Cavan Sieczkowski, «Murgan Salem al-Gohary, Egyptian Jihadist, Wants Pyramids and Sphinx Destroyed», The Huffington Post, 13 novembre 2012, http://www.huffingtonpost.com/2012/11/13/pyramids-sphinx-destruction-murgan-salem-al-gohary-egyptian-jihadist_n_2121446.html?utm_hp_ref=religion.
- Giza Pyramid, «A Picture Tour of the Great Pyramid of Giza», http://www.gizapyramid.com/newtour2.htm.
- Abd al-Latif al-Baghdadi, Relation de l’Égypte, traduction française, Imprimerie impériale, Paris (1810), pp.179-180.
- Okasha el-Daly, Egyptology: The Missing Millennium: Ancient Egypt in Medieval Arabic Writings, Éd. Routledge (2004), p. 10.
- Al-Makrizi, Description topographique et historique de l’Égypte, traduction française, Éd. Ernest Leroux, Paris (1895), pp.352-353.
- Ulrich Haarmann, «Regional Sentiment in Medieval Islamic Egypt», The University of London’s Bulletin of the School of Oriental and African Studies (BSOAS), vol.43 (1980) p. 55-66, http://journals.cambridge.org/action/displayAbstract?fromPage=online&aid=4120372.
- Peter J. Ucko et T. C. Champion, The Wisdom of Egypt: Changing Visions Through the Ages, Éd. Cavendish, Londres (2003), pp. 44-45.
- Caleb Heart Iyer Elfenbein, Differentiating Islam: Colonialism, Sayyid Qutb, and Religious Transformation in Modern Egypt, Éd. ProQuest, Ann Harbor (2008), p.126.
- Djaber Asfour, «Un feuilleton qui mérite le respect (2)», Al-Ahram, 19 septembre 2011, http://digital.ahram.org.eg/articles.aspx?Serial=639076&eid=444.
- Nevine El-Aref, «Is nothing sacred now?», Al-Ahram Weekly, 21 février 2013, http://weekly.ahram.org.eg/News/1533/17/Is-nothing-sacred-now-.aspx.
Version en espagnol
- El Estado Islámico y la leyenda de Gilgamesh: http://www.rebelion.org/noticia.php?id=197173
Pour aller plus loin
- http://www.renenaba.com/syrie-archeologie-le-compte-a-rebours-pour-la-france-a-commence-a-linsu-de-son-plein-gre/
Illustration
- http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Temple_of_Bel,_Palmyra_15.jpg
Les Etats Unis, la Turquie et les pétromonarchies du Golfe soutiennent le projet d’une « principauté salafiste » dans la partie orientale de la Syrie frontalière de l’Irak. Un rapport de la DI ‘defense Intelleigence Agency) de 2012
http://www.judicialwatch.org/wp-content/uploads/2015/05/Pg.-291-Pgs.-287-293-JW-v-DOD-and-State-14-812-DOD-Release-2015-04-10-final-version11.pdf
It is a 2012 US Defense Intelligence Agency document saying the West, GCC and Turkey supported the establishment of a « Salafist Principality » in eastern Syria on the Iraqi border – recognizing, in the report, that the Syrian opposition at the time consisted primarily of Salafists, the Muslim Brotherhood and Al Qaeda.
Here is one article breaking it down: http://levantreport.com/2015/05/19/2012-defense-intelligence-agency-document-west-will-facilitate-rise-of-islamic-state-in-order-to-isolate-the-syrian-regime/