Algérie: les prédateurs de la presse

Algérie: les prédateurs de la presse 938 400 La Rédaction

Dernière mise à jour le 22 janvier 2024

avec l’aimable autorisation de Youssef Kaci, journaliste à «La Nouvelle République».

Alger – Le débat autour de l’avenir de la presse écrite revient avec plus d’acuité et même, disons-le, de détresse. La polémique soulevée par les récentes déclarations du ministre de la Communication sur la place de la publicité dans la presse, de même que la vague de réactions qu’elles ont suscitée chez certains éditeurs, dénotent à quel point les questions fondamentales sont encore loin d’être tranchées, au moment où le monde de la communication et de l’information connaît de profondes mutations.

Constatons, d’emblée, qu’à chaque fois que l’aspect commercial de la profession est remis sur le tapis, dans une optique d’assainissement de ce circuit «vital» qu’est la publicité, le même quarteron d’éditeurs montent au créneau et crient au complot contre «le pluralisme de la presse et de la liberté d’expression».

A chaque occasion, ils font montre du même acharnement et brandissent les mêmes arguments qui, à la longue, ne convainquent plus personne, car ils procèdent d’une vision monopoliste désuète de la presse et de toute la chaîne: impression, distribution, publicité… Une vision qui, on ne le dira jamais assez, menace la liberté et la pluralité de la presse dans un pays comme l’Algérie, où les lois libérales ne peuvent s’appliquer sur un secteur aussi fragile que la presse sans toucher aux fondements même de la liberté d’expression.

Ainsi, après avoir longtemps rechigné à prendre la publicité institutionnelle, sous prétexte que celle-ci est utilisée pour «soudoyer» les journaux opposants, les voilà qu’ils la réclament aujourd’hui à tue-tête, parce qu’ils commencent déjà à pâtir d’énormes déficits en matière de pub qui leur est servie par les annonceurs privés ou comme, c’est souvent le cas, parce qu’ils ne peuvent plus faire face à leurs obligations fiscales.

Avant d’exiger de cette presse à la fois d’être «professionnelle», «rentable» et «compétitive», il faut créer des conditions de concurrence saine et loyale à la base. Il faut, au préalable, discuter – entre éditeurs d’abord, puis avec les pouvoirs publics – de l’épineux problème de distribution qui empêche un réel essor de nos journaux, dont une bonne partie n’arrivent pas à tous les lecteurs à travers le territoire national, à cause du diktat exercée par les sociétés de distribution, étatiques ou privées.

Tout en lorgnant sur la manne publicitaire gérée par l’Anep, ces éditeurs n’apprécient pas que de journaux «à faible tirage et n’ayant aucun impact sur le lectorat» en bénéficient. Leur argument, fallacieux, est que, comme l’a écrit un journal récemment, «la réponse à cette nouvelle stratégie de communication du pouvoir est donnée par les échos qui parviennent de certaines wilayas, exprimant leur inquiétude et leur désarroi face à l’infructuosité de leurs appels d’offres en raison précisément du choix inapproprié des supports publicitaires, décidés selon des critères antiéconomiques».

Or, les administrations publiques et les opérateurs privés nationaux et étrangers achètent l’ensemble des journaux et ont des services spécialisés pour «recenser» tous les appels d’offres nationaux et internationaux. Cela dit, les «grands journaux» autoproclamés ne sont pas les seuls dans cette ruée sur la publicité : il y a aussi tous ces petits titres créés après 1999, pour un seul objectif : capter la publicité de l’Anep.

Ce sont ces journaux parasitaires qui ont dévoyé l’Anep de sa mission principale qui est celle de gérer la publicité institutionnelle. La solution, ce n’est pas, bien sûr, de distribuer cette publicité au prorata du tirage (le tirage n’est utile que pour des annonceurs qui vendent un produit de large consommation, comme la téléphonie mobile, l’automobile et… les serviettes hygiéniques), mais en fonction du sérieux du journal, en termes d’efforts déployés pour créer de l’emploi, améliorer la distribution, assurer la formation des journalistes, leur assurer un plan de carrière, etc.), ce que les «grands» journaux n’ont fait qu’après des menaces de grève de leurs équipes rédactionnelles.

En l’absence d’un fond d’aide à la presse écrite, les pouvoirs publics ont toujours considéré les deux ou trois pages octroyées à ces titres comme une forme d’aide, qui reste un droit, même si tout le monde sait que la publicité institutionnelle peut aussi servir d’instrument de contrôle et de pression sur cette pression pour l’amener à épouser telle ligne éditoriale et pas telle autre. Il faut savoir que l’Algérie est le seul pays au monde où la presse ne bénéficie pas d’un programme d’aide directe.

Le dernier fonds d’aide n’a jamais été utilisé, à un moment où les journaux en avaient tant besoin. Il faut connaître le volume de subventions accordées à la presse en France, par exemple, pays pourtant régi par des lois commerciales autrement plus rigoureuses, pour s’apercevoir de la vitalité extrême de cette aide à la presse pour la préservation des espaces de liberté pour une société qui se veut démocratique.

Les éternels privilégiés Insatiables, ces éditeurs sont en train de mettre de la pression pour maintenir le statu quo qui leur est toujours profitable, tout en cherchant à maximaliser leurs profits par tous les moyens possibles (l’augmentation du prix du journal n’en est que l’aspect visible), et en se posant, aux yeux des lecteurs, comme des victimes expiatoires d’un pouvoir foncièrement liberticide et décidé d’en finir avec les «quelques oasis de liberté d’expression» qui subsisteraient en Algérie.

Or, la vérité est toute autre. Il est peut-être bien temps que les lecteurs connaissent toutes les largesses que leur a accordées ce même pouvoir pendant de longues années : trois ans de salaires au temps de «l’aventure intellectuelle», des plages de publicité assurées par l’Anep, soutien aux coûts de l’impression, des crédits bancaires et même des lots de terrain que certains directeurs ont achetés à des prix dérisoires – et revendus par la suite à des prix exorbitants – (le cas d’un terrain acquis par deux journaux francophones bien connus).

Dans la même foulée, des journaux ont, durant des années, bénéficié d’une rallonge d’aide, avec effacement des dettes envers les imprimeries. Parmi les privilèges que ce quarteron d’éditeurs a eu accès, on peut citer aussi les logements et les villas acquises dans des zones sécurisés. En plus de tous les avantages démesurés auxquels ils ont eu droit sous tous les gouvernements, certains d’entre eux, par de malins subterfuges, arrivent aujourd’hui à s’accorder des salaires allant jusqu’à un million de dinars, au moment où ceux qui créent de la richesse, c’est-à-dire les journalistes, sont même empêchés de créer leur propre section syndicale. Est-ce cela la démocratie?

Maintenant, s’agissant des arguments avancés par ces prédateurs de la presse, dont celui de l’impact sur la société, on aimerait savoir si la crédibilité d’un journal se construit sur l’opposition au pouvoir ou sur son professionnalisme, et si son rôle est de se substituer aux partis politiques. La mission d’un journal n’est-elle pas d’informer ? Le professionnalisme est-il de soutenir l’intervention étrangère dans un pays voisin ou d’assurer une couverture de l’activité d’un ambassadeur étranger meilleure que celle d’un Premier ministre de son pays ? Au plan politique, il faut aussi rappeler aux lecteurs qui se laissent parfois abuser par les incantations qui maquillent la grosse supercherie de ces journaux, qu’à l’époque des élections législatives de janvier 1992, une bonne partie des éditeurs, après une réunion avec l’ancien ministre de la Communication, Aboubakr Belkaïd, entre les deux tours, souhaitaient aller au second tour.

A l’exception des directeurs du Soir d’Algérie, d’El-Moudjahid et d’Alger Républicain, tous les autres ont appelé à aller «jusqu’au-bout». Qui a, pendant des années, développé la thèse du «qui tue qui» et repris à leur compte les mots d’ordre de l’Internationale socialiste, dédouanant ainsi les islamistes, tout en se targuant d’être démocrates et en faisant de la «décennie noire» un fonds de commerce?

Certains d’entre eux poussent l’outrecuidance jusqu’à vouloir culpabiliser aujourd’hui tous ceux qui sont allés se réfugier ailleurs pendant les années de sang, oubliant que la peur est dans ce cas légitime, alors qu’ils ont eux-mêmes fait évacuer leurs familles en France où elles vivent toujours. Sans parler de ceux qui, pendant cette période, ont inventé de faux attentats pour décrocher des prix prestigieux et s’acheter ainsi une notoriété internationale.

Au plan commercial, il faut que les lecteurs sachent aussi qui a bloqué le projet d’une maison de la presse et d’une rotative qui devait être financée par l’Unesco.

Pour l’histoire, ces mêmes éditeurs ont tout fait pour faire capoter le projet, parce qu’ils ne voulaient pas accepter une condition, la seule, posée par l’organisation internationale, selon laquelle le syndicat et les employés de cette maison doivent y avoir des parts. Qui a organisé la fuite des capitaux sous forme de bons anonymes ? Qui faisait la promotion de Khalifa TV, et qui était impliqué dans une affaire de transferts bancaires swift dans le cadre de l’affaire Khalifa? Il faut avoir la mémoire courte pour ne pas s’en rappeler.

Encore une fois, ces éditeurs nous entraînent dans un combat d’arrière-garde, alors que dans les faits, nous savions que nous arrivions fatalement à cette situation. Mais il faut dire que nous ne nous étions pas armés pour y faire face. On sait qu’avec l’avènement du Net, le nombre de tirage a drastiquement chuté, même si, par la grâce à Google, tous les journaux sont aujourd’hui au même pied d’égalité et ne subissent plus le diktat des distributeurs ! Il y a aussi les nouvelles chaînes de télévision privées qui ont cassé les prix de la publicité. Alors, les annonceurs préfèrent naturellement s’orienter vers ces supports, plus influents et finalement moins chers.

Les deux principaux pourvoyeurs de publicité privés (les constructeurs automobiles et les opérateurs de téléphonie mobile) n’ayant plus besoin de faire de la publicité à leurs produits pour acquérir le marché, se contentent de publicité ponctuelle et des campagnes de promotion.

Les concessionnaires, eux, ont des difficultés pour vendre dans un marché saturé. A cela s’ajoutent de nouveaux modes de communication en plein développement chez nous, comme l’affichage public, où les citoyens sont de plus en plus nombreux à se passer des journaux pour publier des annonces.

Face à cela, il fallait s’organiser, journalistes et éditeurs, et discuter des problèmes cruciaux quoi se posaient à la presse et prévoir une telle situation et relever les défis. Car dans tous les pays du monde, une entreprise de presse n’est pas éternellement rentable. Nos prédateurs auront-ils un sursaut de conscience ?

Youcef Kaci

Source : http://lnr-dz.com/index.php?page=details&id=37932

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