Dernière mise à jour le 26 janvier 2015
Lettre à Monsieur Béji Caïd Essebsi, premier Président de la II ème République Tunisienne.
Le Président Beji Caïd Essebsi a prêté serment mercredi 31 décembre 2014, inaugurant ainsi ses fonctions de premier président de la II ème République au seuil de la nouvelle année 2015. Le signataire de ce texte a observé un décence de trois semaines, le délai d’installation, avant de lui adresser cette lettre au nom des Tunisiens de l’intérieur et des Tunisiens résidant à l’étrange.
Monsieur le Président,
Les urnes ont parlé. Elles ont clairement parlé, et plutôt bien parlé. Elles vous ont nettement choisi et confortablement élu. Ceux qui ont voté pour vous et ceux qui ont voté contre vous, vous remettent, par la bonne grâce et la magie de cette nouvelle démocratie tunisienne, naissante et déjà victorieuse et installée, les destinées de la Tunisie. Cette première remise des sceaux de la deuxième République, par un caprice de l’histoire, se passe dans la jointure, d’une année qui s’en va et d’une autre qui arrive. Comme pour vous permettre d’écrire une nouvelle page du livre tri-millénaire de l’histoire de ce pays.
1 – Président de TOUS les Tunisiens.
Je vous ai, certes, donné ma voix, dans le vacarme décisif de la bataille électorale comme le million de femmes et les sept cent cinquante mil autres hommes. Mais aujourd’hui, comme vous le dites, vous êtes le Président de TOUS les Tunisiens. Les Tunisiens résidant à l’étranger (TRE), prés de dix pour cent de la population, y sont à égalité avec les tunisiens de l’intérieur.
2 – Les Tunisiens résidant à l’étranger (TRE)
C’est à mon titre de l’un de ceux-ci, que je vous écris. Non comme votre électeur, qui souhaite en tirer un bénéfice personnel. Mais comme un citoyen qui retrouve avec joie et fierté sa «tunisianté», et qui regarde vers l’avenir.
Ce regard est, certes, quelque peu partisan et égoïste, mais il reste d’intérêt général. Il se focalise sur une catégorie des Tunisiens, aux spécificités particulières, et trop souvent délaissée. Catégorie, que je baptise «les tunisiens résidents à l’étranger» (les TRE), pour couper court avec ces antiennes, qui fleurissent tous les étés dans les médias: «immigrés» et autres «colonie», dans leurs connotations sémantiques négatives, et même coloniale inversée. Elles sentent l’exclusion et la non appartenance totale à la communauté nationale, une et indivisible.
3 – « Parler Bourguibien »
Vous êtes l’un des meilleurs connaisseurs du « Parler Bourguibien ». Celui-ci mérite d’être ré -enseigné aux plus jeunes, et réintroduit dans la mémoire collective tunisienne de laquelle il a été, peu ou prou, soutiré. La pertinente, efficace et réaliste démarche de la «politique des étapes», et des pas assurés font merveille auprès des premières générations scolarisées et formées depuis l’indépendance. J’ai en rencontré traces et échos dans mes différents périples en Palestine. A Jérusalem, Ramallah et Gaza, le mot Tunisie, et le nom Bourguiba illuminent (encore) les yeux et engendrent louanges et regrets, y compris dans la bouche des jeunes générations. Parmi les merveilleuses productions intellectuelles de Bourguiba figure cette trouvaille que sont les expressions «de petit et de grand djihâd», dont la quintessence nous fait tant défaut aujourd’hui. Éteinte, dans sa version auto-défense légitime, avec la fin des colonisations des pays musulmans, on observe avec effroi, ce que cette notion de DJIHAD entraîne comme dégât, sur la réalité et l’image internationale de l’Islam, depuis sa récupération -réactivation américaine au service de sa lutte contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan avec un cynisme assumé.
«Moudjahidines» valeureux, quand il s’agissait de porter les armes pour servir les intérêts américains (et contre les intérêts soviétiques). «Djihadistes» honnis, quand les mêmes retournent leurs armes contre leurs premiers commanditaires et employeurs. L’interprétation Bourguibienne progressiste de «l’effort sur soi» retrouve, ici, son efficience, dans son authenticité et à travers sa modernisation.
4 – Le (nouveau) petit Jihad (en Tunisie) Janvier 2008 – 21 décembre 2014
Hier, le petit Jihad, c’était la longue nuit de la lutte pour l’indépendance (1881-1956). Aujourd’hui, le petit Jihad, pour atteindre la démocratie, après l’indépendance, a commencé avec «la révolte du bassin minier» de Gafsa – Redeyef, en janvier 2008.
Il s’est terminé le 21 décembre 2014, avec l’élection démocratique, et au deuxième tour, du premier président de la Deuxième République. Avec les étapes du 7 mai 2008 date de l’évacuation générale de la population de Redeyef, le 17 décembre 2010, date de l’immolation de Mohamed Bouazizi et le 14 janvier 2011, date de la fuite de Zine El Abidine Ben Ali, le 23 octobre 2011, date des premières élections législatives. La dureté, les incertitudes, les vicissitudes, et turpitudes encourus hier pour obtenir l’indépendance, l’ont été sous d’autres formes, aujourd’hui, pour atteindre la démocratie. L’assassinat de tunisiens par d’autres tunisiens en sus.
5 – Le (nouveau) petit Jihad à l’Étranger
Pendant plus de trois décennies les TRE, surtout en France, où ils sont les plus nombreux s’ignoraient. A quelques exceptions prés à raison de relations familiales ou amicales. Ils se méfiaient les uns des autres. Les pro-régimes contre les anti-régimes. Les uns accédant assez facilement aux services de l’état et pouvaient rentrer en Tunisie a l’occasion des bonheurs et des malheurs personnels et familiaux. Les autres étant souvent privés de ces simples instants de vie. Beaucoup ont subi dans leur chair la disparition de leur parents et n’ont pas pu les accompagner à leur dernière demeure. Parce que connotés anti-régimes. Au delà de leur trajectoire politique personnelle et de leur idéologie opposante, religieuse ou laïque.
Depuis l’arrivée de la Troïka au pouvoir, ce sentiment d’exclusion ressenti par les uns hier, s’est inversé en ressentiment pour quelques autres.
De fait ni hier, ni aujourd’hui, les TRE n’ont encore eu le temps et les moyens de se croiser, de se rencontrer, d’échanger, de se connaître, de s’apprécier, de se respecter et de s’accepter. La réconciliation nationale n’est pas encore enclenchée. Des supporters sportifs d’équipes concurrentes se rencontrent naturellement, partout dans le monde, y compris en Tunisie. Ce n’est pas encore le cas pour beaucoup de TRE. Le climat exécrable de la campagne législative et celui du second tour des présidentielles et leurs résultats consacrent cette séparation politique quasi-structurelle des TRE.
6 – Le (nouveau) Grand Jihad
Pour tous les tunisiens, ceux de l’intérieur comme ceux de l’étranger, le (nouveau) Grand Jihad recommence et le plus difficile reste à faire. Œuvrer pour réaliser les objectifs de la révolution: «Liberté, Dignité, et Égalité». (Re) construire les fondamentaux de la République: rétablissement de la sécurité, redémarrage de l’économie et absorption du chômage, notamment celui des jeunes diplômés, approfondissement de la démocratie. Résorption de la cassure mentale et psychologique, sociale, et territoriale entre le nord et le sud du pays.
Toutes séquelles réelles des antagonismes historiques idéologiques traditionnels Bourguiba/ Thaalbi, puis Bourguiba/Ben Youssef, doublée d’une permanente inéquitable répartition du PIB entre les régions côtières hospitalières et les régions intérieures moins favorisées par la nature et les richesses naturelles. Pour les TRE, il reste à les réunir pour leur permettre de s’accepter et de (re) construire ensemble un pont avec leur pays et d’y apporter leurs compétences, leurs investissements et leurs relations amicales et professionnelles.
7 – Réunir les TRE
Religion et politique n’ont pas fait bon ménage, en Tunisie, ces trois dernières années. Et encore moins auprès des TRE. Beaucoup d’auto proclamés imams et de prétendus détenteurs du savoir religieux ont voulu imposés leur seul point de vue. Ils ont refusés les échanges contradictoires et les controverses constructives, pour pouvoir accaparer le pouvoir (politique) et justifier son maintien, à base de certitudes, par définition a-historiques, infaillibles, immuables et in-critiquables. Ces catégories, n’ont pas permis aux TRE de se parler. Culture et histoire, culture et traditions, culture et politique, ont, elles, une chance de permettre cette parole. Ces secondes catégories, écartent, en effet, les préalables des uns et des autres et les luttes pour le pouvoir. Elles permettent l’échange gratuit, la convivialité des débats, la diversité des opinions et … l’acceptation des opinions des autres.
8 – Un centre culturel tant attendu
Réunir les TRE peut emprunter le chemin de l’ouverture d’un centre culturel tunisien a Paris. Cette revendication, plus que trentenaire, pourrait, du coup, remplir plusieurs objectifs. Faire rayonner l’identité culturelle tunisienne dans la ville lumière, y compris par l’organisation de sessions parallèles des journées cinématographiques, théâtrales et musicales de Carthage, et la délocalisation d’une section de Bourguiba School pour l’apprentissage de la langue arabe. Donner un lieu de rencontre et de réunion à tous les tunisiens. Leur insuffler la fierté commune du rayonnement culturel et civilisationnel de leur pays. Leur permettre de devenir, ainsi ensemble, les agents de la vulgarisation de cette culture et de sa joie de vivre. Des incitateurs à la découverte de leur racines. Un centre qui permet aux TRE et à leurs amis de vivre à Paris à l’heure culturelle et artistique tunisiennes, et de mettre cette dernière au diapason de la production internationale, en terme de formations des imaginaires, et de retombées en notoriété et en ressources de financement pour d’autres productions.
9 – Le précèdent «Botzaris»
L’immeuble du 36 rue Botzaris, au nord de Paris, est propriété de l’État tunisien (cadastre section EK n°1 pour 1.103 m2, via la SA Hlm Universitaire Franco-Tunisienne). Il a été promis, en 1987, à la fonction de centre culturel, lorsque des jeunes tunisiens ont découvert l’existence de cet ancien foyer pour étudiantes tunisiennes. L’approbation politique est venue de Tunis. Un directeur du centre a même été nommé en la personne de Monsieur Naceur Eddine Hached. Fierté et joie de très courte durée.
Les ordres politiques ont été inversés. Le fameux centre culturel laisse sa place à la représentation du parti au pouvoir. Jusqu’à la révolution. Depuis il est occupé par la mission militaire de l’ambassade de Tunisie. Un second local parisien situé à la rue de Rome a subi un sort quasi-parallèle.
10-Le Palais du Bardo du Parc Montsouris
Un troisième local, encore plus prestigieux, par son histoire centenaire et son emplacement privilégié au parc Montsouris, en face de la célèbre cité universitaire du sud de Paris, mérite d’être mentionné. Sa longue histoire franco-tunisienne remonte à bien avant le protectorat. Son nom évocateur et sa qualité architecturale le distinguent: le Palais du Bardo. En 1867, la Tunisie fait construire à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle, un édifice, qui reproduisait une partie du palais du Bey de Tunis. Conçu par l’architecte Otapon, il est baptisé «le palais du Bardo».
La Ville de Paris, rachète, l’édifice, et le reconstruisit en 1869, par l’architecte Gabriel Davioud, dans le parc Montsouris. La France y installa, jusqu’à 1974, différents services relatifs à la météorologie, l’astronomie et l’écologie. Cette année là, n’ayant plus d’affectation, le palais se dégrade. La Tunisie le rachète et le rénove. En 1991, des jeunes découvrent son existence et réclament, à nouveau, son affectation en centre culturel de prestige. Un incendie le détruit totalement la même année, et met fin à ce nouvel espoir. Depuis, son sort relève des archives franco-tunisiennes.
La deuxième République pourrait réparer les gabegies, historiques, financières et politiques de la première, et satisfaire cette vielle revendication, qui devient une urgence rassembleuse des TRE et un porte drapeau de ses cultures. Et pourquoi pas un nouveau «Palais du Bardo», sur les vestiges de l’ancien, en symbole de l’amitié passerelle tuniso-française, pour entrelacer les périodes d’avant protectorat, de la colonisation française et de l’indépendance tunisienne. Soit la permanence de la souveraineté tunisienne et de l’amitié franco-tunisienne.
11- Inscription automatique sur les listes électorales
Plusieurs absurdités ont marquées l’organisation et la tenue des dernières élections tunisiennes. La première réside dans la décision dite «d’inscription volontaire». L’ISIE s’en est lavé les mains au prétexte-motif qu’elle ne fait qu’appliquer la loi votée par la constituante. La seconde, le retrait, de la liste des inscrits, des TRE qui ont participé volontairement aux Législatives d’octobre 2011, sans être inscription préalable. La troisième, le court délai des inscriptions, entre fin d’année scolaire, ramadan, coupe du monde et départ en vacances. La quatrième, l’inscription par Internet, comme si tous les TRE étaient addicts d’informatique, et familiers des pictogrammes, (en sus en lettres et non en chiffres). Beaucoup de TRE ont eu la fâcheuse impression que leur participation aux élections n’était pas complètement pas la bienvenue, notamment, au vu des premiers travaux de la commission de législation générale, de l’ANC, et son idée d’instaurer une seule circonscription pour regrouper les prés du million et demi de TRE, et de diminuer, ainsi, leur représentation et leur nombre d’élus. Tout cela donne le sentiment qu’il s’agissait, en fait, d’une stratégie volontaire de «désorganisation organisée».
Lorsque l’on veut construire une démocratie représentative et ouverte, qui donne la parole au peuple, on agit au plus simple. Aujourd’hui, les élections sont passées. Le climat politique est apaisé. Les prochaines élections générales sont dans cinq ans. Il est temps d’engager juridiquement et politiquement le principe de l’inscription automatique des TRE, sur les listes électorales. Toute inscription au consulat devrait valoir inscription sur les listes électorales. Les français inscrivent bien, automatiquement, leurs jeunes citoyens qui atteignent leur majorité, à dix huit ans. Le vote est bien obligatoire en Belgique et l’abstention est punie d’amende. A la démocratie tunisienne de continuer à tracer son sillon démocratique. L’inscription automatique des TRE, en est un.
12- Consuls général, consuls et personnels des représentations tunisiennes
En France la Tunisie dispose de deux consulats généraux (Paris et Marseille). Lyon en mérite un troisième. Les consuls généraux sont un maillon essentiel de la diplomatie tunisienne. Cependant, au vu du parcours, plus qu’approximatifs et partisans, de très nombreux consuls parachutés au cours des trois dernières décennies, sans compétences, ni expérience administrative avérée, ni connaissance de la composition sociale et culturelle des TRE, ces nominations méritent d’être revues et corrigées.
Ces postes pourraient être réservées à des personnes passées, ne serait ce qu’à titre de formation, par le ministère des affaires étrangères (AE).
Ce qui leur permettrait d’être habillés des qualités, de l’esprit et du souffle de cette grande maison et de ne pas se contenter de faire de la politique de saute Mouton. Sans acquérir les fondamentaux de la profession, ni rendre service à leurs compatriotes. Un prorata de postes de consuls (pourquoi pas la moitié par pays) pourrait être réservé aux compétences TRE locales. Sur concours ouvert à ceux qui maîtrisent les mentalités, les cultures et les langues arabes (et locales) du pays concerné, et qui s’engagent à effectuer un stage aux AE. Il en serait de même pour tout le reste du personnel des consulats et des différentes institutions représentatives de l’état tunisien.
13- État de grâce et doléance à la Prévert
Les nouveaux pouvoirs jouissent, généralement, d’un court état de grâce, fixé arbitrairement à une centaine de jours. Ce cahier de doléances à la Prévert s’y insère. Il laisse volontairement de coté les questions de conseil, comité, secrétariat d’état et autre ministère dédié aux TRE. Pendant cette courte période chacun a le droit de rêver, d’espérer et de proposer. Après, c’est la réal-politik qui reprend le dessus et décide. On regrette souvent, a posteriori, des actes, des actions et des engagements manqués. Je fais, donc le choix de vous écrire, pour ouvrir la voie à de nouveaux droits démocratiques que mes compatriotes TRE méritent.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma haute considération et mes vœux de réussite les plus sincères.
Illustration
- http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Le_Palais_du_Bardo_au_Parc_Montsouris.jpg
Cher Tarek
J’ai bien apprécié votre article. Et je suis d’accord avec votre analyse sur toutes les questions que vous avez soulevées. Je vous écrit aussi pour vous informer que c’est moi-même, en tant que Ministre de la Culture, qui avais signé, lors de ma visite officielle à Paris en 1985, un accord avec le Président Chirac, en sa qualité de Maire de Paris, stipulant la location du Petit Palais du Bardo au gouvernement tunisien pour 90 années en vue de l’utiliser comme centre culturel. Pour la gestion et la restauration de l’édifice le Ministère de la culture a versé 100.000 dinars à notre ambassade de Paris et a nommé un attaché culturel. Lorsque j’ai été démis de mes fonctions, et avec l’éviction du Premier Ministre Mohamed Mzali, Ben Ali a rapatrié illico l’attaché culturel et fermé le centre. Et c’est de ma résidence surveillée que j’ai appris l’incendie du Centre lors de la guerre du Golfe en 1990. Tout le monde était préoccupé par cette guerre et personne n’a eu la curiosité de chercher la cause de cet incendie. Il faut dire que du temps de Ben Ali le pyromane ne chôme pas. Je crois qu ‘il est temps que l’énigme soit résolu et le crime dévoilé.
Avec toutes mes sincères amitiés
Béchir Ben Slama