Dernière mise à jour le 22 janvier 2024
Le carnage de Charlie Hebdo, jeudi 7 janvier, 2015, a conduit l’écrivain Michel Houellebecq a interrompre sa tournée de promotion de son nouvel ouvrage « Soumission » et pointé du doigt Eric Zemmour dans la construction de l’islamophobie ambiante en France. Retour sur le parcours de ce journaliste controversé.
Avec l’aimable autorisation de la revue Golias http://golias-editions.fr/ et de l’auteur.
« I.Télé », la chaine d’information en continu du groupe Canal +, a décidé vendredi 19 décembre 2014, de mettre fin à sa collaboration avec son chroniqueur Eric Zemmour, au coeur d’une vive polémique après des propos controversés sur l’islam.
Dans une interview au Corriere della Sera, l’auteur du « Suicide français » avait évoqué l’exil forcé des musulmans vivant en France. Même s’il a réfuté avoir répondu à une question sur la « déportation de 5 millions de musulmans français », comme l’affirme le texte de l’entretien, datant du 30 octobre, ses propos ont suscité une vague d’indignation. Eric Zemmour n’est pas pour autant réduit au silence ou au chomage. À I.Télé, il n’est pas privé d’antenne, mais de salaire. Il lui sera toujours loisible de prendre la parole à I.Télé, en tant qu’invité à titre gracieux, et non tant que salarié de l’entreprise. Multi cartes, il dispose d’autres tribunes rétribuées (Figaro Magazine, RTL et la chaîne parisienne de télévision Paris Première).
I – Décryptage d’une mise en scène
À l’occasion de la publication de son dernier livre, intitulé « Le Suicide français », paru chez Albin Michel, le polémiste Eric Zemmour fait ce qu’on appelle, dans le jargon médiatique, « la tournée des popotes ». En plus des tribunes dont il bénéfice ordinairement sur Paris-Première, i Télé et le Figaro-Magazine (entre autres), Eric Zemmour est invité dans divers médias à diffusion nationale : RTL, BFM-TV avec Ruth Elkrief, France 2 avec Laurent Ruquier (« On n’est pas couché », où il officiait jadis chaque semaine), France 2 avec Frédéric Taddéï (« Ce soir ou jamais », où il affronta Jacques Attali), « C à vous » sur France 5, etc.
S’effondre ainsi de façon burlesque la première des antiennes de ce militant déguisé en journaliste (d’après Renaud Revel de L’Express le 13 octobre2014) : ses opinions seraient dominées par la bien-pensance droit de l’hommiste, féministe, libérale et sociétale.
Dans Valeurs actuelles, on apprend qu’il serait victime d’une « cabale », ce qui frise le comique involontaire, mais les chefs de rédaction de ce magazine d’opinion ne sont plus à une indignité près : faux sondages, islamophobie, enquête de police, etc. La vérité est que le débat public, où se confrontent désormais des opinions caricaturales et ignorantes, relève d’une telle médiocrité intellectuelle qu’il autorise et valorise de tels hurluberlus, ne serait-ce que pour des raisons d’audimat.
Le PDG du groupe France-Télévisions, Rémi Pfimlin, ne voit pas malice à lui donner la parole bien qu’il ait été condamné pour incitation à la haine raciale.
Peut-être estime-t-il que, les votes FN étant nombreux, il faut bien que les idées que les électeurs sont censés exprimer ainsi soient diffusées sur ses antennes au nom de la liberté d’expression. Est-ce pour cela que les habitants paient une redevance ?
Quant à lui, Renaud Revel se demande pourquoi on ne donne pas plutôt la parole à des « gens qualifiés », ce qu’il ne fait pourtant guère lui-même… Pourquoi mettre en face de lui, chaque semaine sur i Télé, un débatteur aussi bafouillant et falot que Nicolas Domenach (ancien journaliste à Marianne, où Eric Zemmour a aussi travaillé) si ce n’est que justement il faut que son contempteur soit réduit au rôle ingrat (et inconscient) de faire valoir ?
II – L’omniprésence médiatique
L’omniprésence médiatique d’Eric Zemmour remplit donc certaines fonctions. S’en inquiéter en fait partie ; aussi gagne-t-on à mettre à distance ses fulgurances et ses émotions à son endroit. Si ce n’était pas lui personnellement, ce serait un autre à condition qu’il présente les mêmes caractéristiques. Il doit donner l’impression d’être cultivé et instruit, partager les codes minimaux de la sociabilité bourgeoise (affabilité, sourire), maîtriser les savoir faire de la prestation médiatique (tac-au-tac, dernier mot, provocation, ton péremptoire, intox, interruptions, etc.) et ne pas être affilié à une organisation classée à l’extrême droite.
Des individus, comme Alain Soral et Robert Ménard, ne disposent pas de ces atouts. Nous l’avions rencontré naguère à l’occasion d’une enquête sur les rapports entre les journalistes et Jean-Marie Le Pen, publiée en deux volumes chez L’Harmattan en 2004, et il faut bien admettre que le contact personnel avec lui est plutôt sympathique et convivial.
On ne sait pas trop ce qu’il est en dehors du fait que divers employeurs acceptent de lui donner de l’argent. Il est présenté comme écrivain et polémiste, mais il est censé être journaliste, ce qui irrite Renaud Revel, qui le traite d’« intellectuel de supérette » divulguant une « idéologie poisseuse » dans un « pamphlet nauséabond ».
Mais il est surtout employé par Le Figaro Magazine, édité par Serge Dassault. Bizarrement, personne ne lui demande des comptes au sujet de ce supplément hebdomadaire qui depuis le début est chargé d’établir des passerelles entre la droite et l’extrême droite et qui reçoit l’assentiment et défend les intérêts et les « idées saines » de cet amateur de safaris africains.
Eric Zemmour apparaît donc incongru quand il trouve que le droit d’ingérence revendiqué par les ONG humanitaires relève du néo-colonialisme. Sa grille de lecture psychorigide et simpliste trie et biaise tout ce qui lui arrive de façon à protéger et à nourrir son confort intellectuel étriqué. Sa disponibilité mentale est arc-boutée sur des certitudes inébranlables et hermétiques, ce qui atteste de fragilités intérieures.
Ce fonctionnement autarcique lui est indispensable. Comme pour d’autres intervenants du débat public, il essaie de régler ses problèmes personnels en les généralisant et en les extériorisant, autrement dit en prenant les autres à témoin comme réceptacle d’une thérapie ; on ne sait pas si c’est habile ou maladroit, efficace ou vain. Le risque de surenchère est néanmoins patent.
Si l’on reprend ses obsessions favorites, on remarque d’abord sa critique de la féminisation présumée de la société française. Les sociologues ont beau signaler la permanence de la domination masculine, y compris de la part des femmes, rien n’y fait.
Eric Zemmour ne voit que ce qu’il veut voir : la virilité des hommes serait mise à mal, les pères seraient maltraités. Mais comment ne pas suggérer un lien de causalité avec la propre enfance du polémiste, dont le père ambulancier était souvent absent et qui fut élevé par des femmes, auquel il rend hommage ?
En outre, par quel miracle son origine juive algérienne, « berbère » précise-t-il, n’aurait-elle rien à voir avec sa méfiance envers les musulmans ? Sa famille a émigré durant la guerre d’Algérie et s’est installée à Montreuil, commune limitrophe de Paris ; il est né en 1958 dans cette banlieue populaire, longtemps acquise au Parti communiste (ceinture rouge).
Se jouent ici à la fois la nostalgie d’une France impériale et coloniale présente au Maghreb et l’appartenance à une communauté juive poussée hors d’Algérie. Il n’est pas le seul dans ce cas ; son parcours et son attitude sont typiques de ces familles qui, en arrivant en métropole contraintes et forcées, se sont senties déclassées et mal accueillies car jugées responsables des malheurs des conscrits envoyés sur place. Eric Zemmour est le produit social et historique de cela.
C’est pourquoi il est hypersensible à l’antisémitisme et à la présence de musulmans en France : ces familles pensaient avoir au moins laissé ces populations de l’autre côté puisqu’elles voulaient farouchement leur indépendance et voilà qu’elles débarquent et s’installent. C’est insupportable pour elles.
La xénophobie est souvent très forte chez les enfants d’immigrés d’avant envers les immigrés d’aujourd’hui. Il est symptomatique que son agressivité envers l’islam ne se reporte pas sur les autres religions monothéistes (le port du voile par les religieuses ou la subalternité des femmes dans l’église catholique, par exemple).
Sa judéité laïque le conduit également à afficher sans cesse son nationalisme et à encenser les traits qui seraient stéréo-typiquement français. Il se veut défenseur d’une introuvable francitude. Sa vision de la France est essentialiste, comme s’il avait jamais existé une telle entité anhistorique. Tout se passe comme s’il vivait ses déclarations d’amour éperdues comme la condition pour son assimilation et sa reconnaissance. Bizarrement, sa vision fantasmagorique de la France est incompatible avec ses prétentions érudites en historiographie (Gaule des Celtes, invasions, annexions, langues, etc.).
Tout se passe comme si, pour soulager ses souffrances et assouvir sa mélancolie d’une France d’antan et se faire accepter des populations autochtones, Eric Zemmour se sentait contraint inconsciemment de magnifier une France qui n’a jamais existé. Il est fasciné par un Jean-Marie Le Pen, pourtant celte, ce qui devrait lui mettre la puce à l’oreille, avec qui il aime discuter de l’histoire de France à l’époque coloniale, dinosaure d’une IVe République coloniale dans laquelle il n’a joué qu’un rôle mineur.
III – Mélancolie d’une France d’antan
Il ne peut accepter l’idée que la France elle-même est une construction d’éric et de broc de populations hétérogènes et des frontières mouvantes. Il subit la nécessité inconsciente de faire en sorte que les sacrifices consentis par lui et sa famille soient justifiés par la conformité avec une société idéale. Le rêve doit être à la hauteur des sacrifices.
Mais les besoins de main-d’œuvre dans les années 1960 et la pression à la baisse des salaires ont conduit à l’arrivée, organisée par les gouvernants et les patrons, de populations antillaises ou africaines, uniquement des travailleurs à l’origine. Il ressent très mal une situation démographique nouvelle qui agit comme une négation des sacrifices personnels et familiaux. D’où son dernier livre intitulé Le suicide français ; pour lui, la seule France possible est une France éternelle, mythique à laquelle il a un besoin vital de croire : « La France que j’aime se liquéfie sous mes yeux », dit-il.
Quand il se laisse aller à des propos racistes débiles (sur l’équipe d’Allemagne de football qui doit perdre contre le Brésil parce qu’elle n’est plus ethniquement pure…), il trahit involontairement son désespoir personnel.
Le caractère simpliste de sa grille de lecture ethniciste et culturaliste offre l’avantage de faciliter l’expression outrancière de ses frustrations et de ses révoltes.
À propos
Jacques Le Bohec est notamment l’auteur des ouvrages suivants :
– Dictionnaire du journalisme et des médias, PU Rennes, coll.
– Sociologie du phénomène Le Pen (Éditions la Découverte (collection Repères)
Les interactions entre les journalistes et JM Le Pen (2 volumes) – Éditions L’Harmattan
Pour aller plus Loin dans la construction de l’Islamophobie dans les pays occidentaux, ci joint un papier d’Agoravox de décembre 2013, soit quinze mois avant le massacre de l’équipe rédactionnelle du journal satirique.
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/de-bhl-a-charlie-hebdo-la-144585
Je pense que ce pauvre Zemmour a besoin de se refaire une santé ! A moins qu’il ne représente un cas désespéré : on ne peut plus rien pour le sauver………