Dernière mise à jour le 12 juin 2015
Sur une compilation de textes de Mohamad Yefsah et Aymeric Monville.
François Maspero est décédé, il y a deux moi, le 13 avril 2015 à l’âge de 83 ans. Retour sur le parcours de ce personnage hors norme auquel www.madaniya.info tient à rendre hommage pour sa contribution éminente au combat de libération du tiers monde.
Petit fils de l’égyptologue Gaston Maspero et fils du sinologue Henri Maspero, professeur au Collège de France, François Maspero naît à Paris le 19 janvier 1932. Sa jeunesse est marquée par la guerre : en 1944, fils de déportés et frère de maquisard, son père décède à Buchenwald, dont on célébrait ce samedi le 70e anniversaire de la libération et son frère aîné est tué en France par les Allemands.
En 1955, sans diplôme il crée les éditions Maspero, publiant des textes sur la guerre d’Algérie, la contestation du stalinisme, le sous-développement ou le néocolonialisme. Des auteurs comme Frantz Fanon, Louis Althusser, John Berger, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Yves Lacoste, Yannis Ritsos, Nazim Hikmet, ont écrit chez Maspero qui a publié le best-seller « Libres Enfants de Summerhill » (1970), d’Alexander Sutherland Neill.
« François Maspero, c’est plus qu’un éditeur, c’est plus qu’un écrivain. François Maspero c’est une légende qui incarne les vertus d’un engagement profond et radical », a de son côté réagi le président de l’Institut du monde arabe et ex-ministre de la Culture, Jack Lang.
François Maspero : Le maquisard au fusil chargé d’encre
Mohamad Yefsah (1)
C’est qui ce gaillard discret, à distance de la foule, avec son pull sombre délavé ? Un ancien boxeur ? Aux grincements furtifs de ses dents par timidité et aux lancements de son regard bleu-clair pour capter les mouvements, on dirait qu’il se prépare pour un combat. A son âge ?! Les traits du front se serrent, puis se relâchent… C’est François Maspero, boxeur d’un autre genre : éditeur hier, écrivain aujourd’hui, engagé toujours, présent à Lyon lors de l’inauguration de l’exposition qui lui est consacrée.
Hommage à l’homme d’engagement
« François Maspero et les paysages humains », un seul et même titre pour deux objets : une exposition et un livre qui retracent les multiples parcours et combats de cet homme en tant que libraire et éditeur, puis traducteur, essayiste et écrivain. L’hommage lui a été rendu à l’occasion du demi-siècle de la sortie du premier livre de sa maison d’édition, La Guerre d’Espagnede Pietro Nenni. Tout un programme !
Le livre est riche d’une quinzaine de contributions, dont celles de l’écrivain Patrick Chamoiseau, du cinéaste Abdenour Zahzah, de la traductrice Frachita Gonzalez Batlle, de l’éditeur Eric Hazan. Il reprend également des préfaces faites par Maspero pour divers auteurs, des extraits de poésies, quelques entretiens qu’il a donnés auparavant, le catalogue de son ancienne édition et des photos, affiches comprises.
« Un des écrivains et chroniqueurs contemporains qui portent lucidement comme une blessure, le chant inachevé de nos espérances », Maspero est resté fidèle à ses rêves et ses espérances, à une époque où la majorité de l’élite s’est engouffrée dans la gueule du loup néolibérale. Il traîne encore à ses semelles les traversées du temps qu’il sème par bouts sur son chemin, tandis que d’autres écrasent leur passé avec leurs sabots et crient au triomphe avec les vainqueurs du moment.
La « fidélité Maspero : une présence au monde et aux autres en forme d’alerte inquiète et soucieuse, dans l’espoir d’éviter de nouvelles catastrophes. Et de cette présence, la question coloniale est l’épreuve cardinale, entendue au sens large comme refus des civilisations prétendues supérieures et des oppressions supposées libératrices », pense Edwy Plenel. Ce dernier évoque deux personnages, Péguy et Maspero, séparés par le temps mais liés par le métier du libraire-éditeur engagé : Péguy défenseur de Dreyfus et Maspero partisan de l’indépendance algérienne.
Combats du libraire-éditeur
Le jeune Maspero débute, à Paris, dans le monde du livre comme libraire en ouvrant L’Escalier, puis en reprenant deux ans plus tard La Joie de Lire, en 1957. En 1959, il lance la maison d’édition qui porte son propre nom. Artisan du livre, partisan des luttes : deux définitions indissociablement mêlées d’un homme engagé dans le combat des sans-voix ; travailleurs et paysans, femmes et minorités, colonisés et progressistes du monde entier.
C’est donc en pleine guerre de libération nationale algérienne que la librairie La Joie de Lire et les éditions Maspero sont nées, pour devenir le lieu où le bruissement des voix discordantes émerge. Il donnera la parole aux colonisés -une injure en soi pour les acharnés de la colonisation -, et à ceux qui refusent la guerre au cœur même de la France.
Alors que l’État français mène sa guerre de pacification et que le parlement a déjà voté les pleins pouvoirs à Guy Mollet, Maspero dévoile la face cachée du conflit avec son lot de tortures, de destructions et de massacres perpétrés par l’armée française.
Il faut saisir qu’à l’époque l’idée de « l’Algérie française » était dominante, exprimée à haute voix ou pensée en silence. Dans l’autre camp, ils n’étaient pas des milliers, mais l’histoire retiendra leur justesse et leur humanité. L’engagement de Maspero pour l’émancipation du peuple algérien ne fut pas de tout repos ; il dut faire face aux menaces et sabotages.
La Joie de lire a été plastiquée à plusieurs reprises par l’extrême droite, des livres saisis par l’État en pleine imprimerie, suivis de procès. Mais Maspero est de cette espèce d’homme têtu – il aurait fallu un cran d’entêtement- qui a su résister aux pressions du pouvoir et à la menace des partisans acharnés de la colonisation. Il a fallu alors compter sur la solidarité, être vigilant, monter la garde, faire face aux coûts matériels des livres saisis et aux frais de condamnations de la justice.
Anticolonialiste résolu, Maspero avait aussi l’œil jeté ailleurs -loin de Paris ou d’une France qui se croyait peut-être le centre du monde- sur d’autres Continents qui tremblaient aux cris des opprimés.
Il ouvre sa porte aux luttes d’ailleurs, de Cuba à l’Afrique, en passant par les expériences des pays de l’Est loin du « socialisme réel », par les combats des noirs américains, des femmes, des minorités, jusqu’aux diverses résistances au système capitaliste, sans pour autant oublier la France.
L’exposition sous la direction de Bruno Guichard rend parfaitement compte de la diversité de ces engagements à travers l’intitulé des panneaux : « Algérie », « Cuba si », « Vietnam », « Palestine », « La longue marche des Noirs américains vers l’égalité », « Les années 68 » et d’autres aux titres non moins évocateurs. « De juin 1959 à mai 1982, la maison d’édition Maspero a publié environ mille trois cent cinquante titres, dans près d’une trentaine de collections, ainsi qu’une dizaine de revues », rappelle l’historien Julien Hage.
L’éditeur a publié des livres qui se révéleront des œuvres majeures, tel « Les damnés de la terre » de Frantz Fanon (préfacé par J.P Sartre) dont les travaux inspirent les théories actuelles du post-colonialisme dans les sciences humaines.
1-Mohammed YEFSAH, journaliste algérien, titulaire d’un doctorat en Lettres et Arts. Son champ d’intérêt sont l’histoire et la géostratégie. Contributeur à la revue « La cause littéraire », du site euro-méditerranéen Babelmed, ainsi que sur le site français Médiapart.
Les deux morts de François Maspero
par Aymeric Monville, 14 avril 2015.
Il savait que l’histoire est tragique ou, comme disait sobrement de lui Chris Marker, que les mots ont un sens.
Maspero restera cet homme dont la Gestapo a broyé toute la famille et l’a laissé en vie, par une ironie sadique, à douze ans, seul avec cette lumière du jour qui n’allait plus jamais avoir la même splendeur. Il fut ce héros malgré lui, qui eût aimé une vie obscure au fond de sa petite librairie et s’est retrouvé à devoir la défendre, les armes à la main, contre les tueurs de l’OAS.
Cet homme qui, au milieu du chemin de sa vie, a vu s’écrouler le château de cartes de ses espérances, et a manqué jusqu’à son suicide. Ce n’était pas la faillite de César Birotteau, c’était la faillite d’une politique. Peut-être celle d’un certain gauchisme, mais qui ne manquait pas de panache.
Et c’est cet homme qui a dû tout reconstruire, dans les livres encore, mais en les écrivant.
La littérature est la grande victoire des perdants. Les grands écrivains sont des politiques ratés. Le contraire est également vrai.
Dans le film qui vient de lui être consacré, François Maspero, les chemins de la liberté, il égrenait encore avec malice quelques devises frappées au coin d’un désespoir serein : « De défaite en défaite, jusqu’à la victoire finale » (Victor Serge), « No hay camino, hay que caminar » (Machado).
Et puis l’image qu’il a reprise pour son plus beau livre,Les Abeilles et la Guêpe, souvenir de Jean Paulhan évoquant la Résistance : « Tu peux serrer une abeille dans ta main jusqu’à ce qu’elle étouffe, elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué, c’est peu de chose, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeille.» La droite n’a pas le monopole des kamikazes.
« Éditeur et écrivain », ont insisté les journaux bourgeois dans leur nécrologie, préparée ou pas. Comme si le second embellissait ou excusait le premier métier, qui sent par trop la roture et le labeur. C’est à peine si l’on mentionne le fait que Maspero était aussi et d’abord libraire, et que c’est à ce poste qu’il a montré le plus de courage.
Mais laissons là les casquettes. Tout travail est un bagne, mais toute lutte est belle. Et l’on ne doit être jugé que par ses pairs. Les camarades ne se jugent que sur leur capacité à lutter, où qu’ils soient.
À l’époque de sa première mort, celle de lui comme éditeur, la police italienne orchestrait le faux suicide de son confrère Giangiacomo Feltrinelli.
Personne n’a cru à la thèse de Feltrinelli éprouvant le besoin subit de poser une bombe sur une voie de chemin de fer et succombant à une fausse manip. Chaque livre à publier était déjà une bombe.
Ou alors on fait mal son métier.
Merci pour cet hommage….. il a été étonnant et triste de voir que son décès est passé presque inaperçu dans les médias mean stream comme si François Maspero symbolisait « un passé qui ne passe pas » en France et qu’il n’y a aucun intérêt à le faire resurgir. Assurément un grand esprit de la deuxième moitié du XXeme siècle, courageux et qui a toujours su rester indépendant des lobby de l’édition et politiques.