La France et le concept de sécurité nationale

La France et le concept de sécurité nationale 938 400 Gabriel Périès

Dernière mise à jour le 25 septembre 2019

La France et le concept de sécurité nationale ou le processus de construction de « l’ennemi intérieur » selon le schéma français. 

«On est dans une sorte d’état d’exception latent et permanent ».

Les orientations du gouvernement français en matière de défense et de sécurité ne sont pas sans rappeler les processus mis en œuvre en Amérique du Sud au temps des dictatures. Gabriel Périès observe le retour des logiques d’exception et s’inquiète des politiques sécuritaires actuelles.

Promulguée en décembre 2013 pour la période 2014-2019, la nouvelle loi de programmation militaire se situe dans la continuité du Livre blanc de la défense de 2008, sous la présidence Sarkozy, qui mettait en place le concept de sécurité nationale. On entérine la notion de sécurité nationale dans le cadre législatif français, tout en marquant la fin de l’interdiction gaullienne, sur le territoire français, des doctrines militaires contre-insurrectionnelles qui avaient été réservées à l’Algérie, puis exportées en Amérique latine et en Afrique.

Cette articulation entre sécurité nationale et doctrine militaire contre-insurrectionnelle dite de la « guerre révolutionnaire », pour un latino-américaniste, ne peut qu’évoquer la période allant des années 1960 à la fin de la guerre froide dans le Cône sud du continent américain. En particulier en Argentine, tête de pont dans l’élaboration du Plan Condor, où les assesseurs français, anciens d’Indochine et d’Algérie, diffuseront la doctrine en question, mais également au Brésil où le général Paul Aussaresses enseignera, à partir de la base de Manaus, les pratiques anti-subversives, surtout en matière de renseignement opérationnel.

Pour rappel, cette notion de « sécurité nationale » mérite une lecture attentive, en particulier de
la Convention européenne des droits de l’homme (1950) et de la Convention de Genève (1951) qui y ont recours dans un certain nombre de leurs articles. Il apparaît que cette notion n’est jamais clairement définie et signifie toujours une restriction des droits individuels et collectifs.

Or, aucune juridiction nationale ou européenne ne donne une définition stricte du concept de sécurité nationale, dont la détermination de la substance et du contenu est laissée au bon vouloir des États en cas de crises sociales, politiques ou économiques.

Le grand virage de l’année 2008

En 2008, sont réédités en France des écrits significatifs de nouveaux choix politiques en matière de sécurité. Notamment La Guerre moderne, du colonel Henry Trinquier, ancien des guerres d’Indochine et d’Algérie et un des théoriciens influents de la « guerre subversive ». Il sera le conseiller du dictateur Trujillo en République dominicaine, et présent au Congo en 1961.

Un autre ouvrage est édité en 2008, Théorie de la contre-insurrection, du lieutenant-colonel David Galula, officier français qui a œuvré lui aussi en Extrême-Orient, en Chine pour être plus précis, et en Algérie. Après avoir quitté son poste au ministère de la Défense, il sera engagé par la Rand Corporation, un important think tank de la période de la guerre froide, tout en enseignant à Harvard.

Ce sont ses conférences des années 1962-1964 qui sont traduites en français, alors que la doctrine de la sécurité nationale est introduite en France, au moment de son intervention en Afghanistan aux côtés des forces armées US.

Dans la préface de cet ouvrage, le général David Petraeus ira jusqu’à qualifier Galula de Clausewitz (2) de la contre-insurrection. L’année 2008 est également marquée par le retour de l’État français au sein du commandement intégré de l’OTAN, quitté en 1966 par De Gaulle qui refusait de soumettre les forces armées et de sécurité aux uniques intérêts géostratégiques nord-américains.

En rejoignant le commandement intégré de l’OTAN en 2008, Sarkozy nous a placés dans une situation de mimétisme dépendant. Notre politique internationale, réaffirmée par la présence de la doctrine de la sécurité nationale dans le Livre blanc de la défense de 2013, est désormais orientée par le Pentagone et la National Security Agency. On assiste à des alignements très forts des positions de la France, qui n’expriment aucune originalité par rapport à celles des États-Unis, que ce soit vis-à-vis de la situation en Afghanistan à l’époque, en Ukraine, en Libye, en Syrie, en Irak ou encore à Gaza. En d’autres termes, nous sommes alignés.

Vers une transformation du régime politique français

Depuis 2008, une stratégie nouvelle met fin au clivage traditionnel entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Évolution marquée en 2009 par le nouveau statut de la Gendarmerie nationale, qui passe sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, alors qu’elle était relevait jusque-là exclusivement du ministère de la Défense. Pour certains auteurs militaires et représentants des forces de sécurité, comme le général Watin-Augouard (3), il existe désormais un continuum entre forces militaires et forces policières, certains allant même jusqu’à préconiser une militarisation des forces de police et une policiarisation des forces militaires. Nous retrouvons là les préceptes essentiels mis en place dans le cadre du Plan Condor pour lutter contre les ennemis de l’intérieur.

Comme le soulignaient Alain Bauer et Michel Rocard dans la revue Défense nationale de novembre 2007, lesquels abondent pourtant dans le sens de la création d’un Conseil de sécurité nationale en France sur le modèle US, cette évolution provoquerait un changement de régime de nos institutions.

Plus ou moins démocratique ? Le citoyen français a-t-il été informé ? Qui en a débattu ? Qui en connaît aujourd’hui la composition exacte ? Il en est de même de la création de la Direction centrale du renseignement intérieur, devenue aujourd’hui Direction générale de la sécurité intérieure, fruit de la fusion entre les Renseignements généraux et leurs pratiques de fichage politique avec la Direction de surveillance du territoire.

On a réalisé ce que De Gaulle n’avait jamais voulu faire passer en 1959 au moment de la restructuration de notre système de défense, avec les risques de créer un État dans l’État incontrôlable. Les nouveaux moyens de contre-espionnage hérités de la guerre froide seront appliqués à toute expression politique, et ce à l’ère des réseaux. Les affaires de Tarnac ou celles des « fadettes » de la période Squarcini en sont les premiers balbutiements.

Une nouvelle lutte contre l’ennemi intérieur

Au cœur de l’Europe, se développe le système de la doctrine dite de la sécurité nationale. On pourrait dire, qu’avec les dilemmes géostratégiques actuels et l’approfondissement de la crise sociale et économique, nous sommes en voie d’une « latino-américanisation » digne de la période des années 1960-1980. Allons-nous résister longtemps à la « destruction créatrice » si chère aux Chicago Boys (4) et autres Schumpeter, un des maîtres à penser de l’ultralibéralisme économique ?

On s’achemine vers la construction de l’ennemi intérieur, avec l’émergence du « jeune-jihadiste-qui-vient-des-banlieues ». Ennemi religieux ou ennemi social ? En tout cas, s’il est juridiquement français, il est également l’émigré de la première, deuxième voire de la troisième génération… donc lié à une entité extérieure réelle ou fantasmée, et quoi qu’il fasse il ne sera jamais politiquement légitime et sera toujours traité comme un ennemi, forcément aux droits limités au nom de la sécurité nationale.

Face aux risques inévitables de tensions sociales et politiques actuelles, la France s’est dotée des mêmes instruments que l’Amérique latine des années 1960 à la fin des années 1980, en se référant au principe de sécurité nationale, aux savoirs militaires et policiers contre-insurrectionnels et aux institutions qui en sont les expressions concrètes. Nos libertés vont nécessairement en pâtir, tant sur le plan individuel que collectif.

Avec le plan Vigipirate, les applications du Patriot Act en Europe, à travers l’affaire Prism, et maintenant le régime national-sécuritiste, on est dans une sorte d’état d’exception latent et permanent. Que se passerait-il maintenant, si on devait appliquer le principe de la sécurité nationale dans une situation de crise comparable à celle des banlieues en 2005 ?

On se souvient des débats orchestrés par l’État français sur l’identité nationale en 2009 à travers les préfets, alors mobilisés. Les conclusions qui en déterminaient le contenu débouchaient sur une polarisation entre les « bons Français » et les autres c’est-à-dire les « non-laïcs ». Ces conférences construisaient une « identité » essentialisée qui rejetait un supposé « musulman » incapable d’accepter ce noyau dur de la francité. Il s’était produit alors une forte polarisation de la société française, avec une poussée concomitante de l’extrême droite. Ce qui avait largement contribué à freiner et enterrer le débat sur cette question

En Argentine, le même débat avait été lancé par les militaires pour définir, dans le cadre de la défense de la sécurité nationale et la lutte contre contre un ennemi intérieur, ce qu’était la identidad nacional. Le cadre doctrinal est le même que l’on retrouve en France. Et la conclusion avait été claire à l’époque et publiée dans de nombreux travaux militaires et la presse conservatrice : l’identité nationale argentine était « catholique et anti-marxiste ».

Des travaux de penseurs nationaux-catholiques, comme Bruno Genta ou encore Carl Schmitt, prenaient alors un poids surprenant. Leurs œuvres étaient diffusées dans les kiosques du métro de Buenos Aires, au moment même où la répression tombait sur le moindre mouvement social et où les pratiques anti-subversives étaient supervisées par des officiers de la mission militaire française établie dans les bureaux du ministère argentin de la défense nationale… L’espace politique et social plongeait alors dans les tensions étouffantes de la relation ami-ennemi inscrite au cœur de la doctrine de la sécurité nationale.

C’est ce dispositif transnational de « sécurité nationale », hérité de la guerre froide à travers notre retour dans le commandement intégré de l’OTAN, qu’il convient aujourd’hui d’interroger.

Références
  1. « La loi de programmation militaire les Français sous surveillance », Les Zindigné(e)s n° 12, février 2014 (éd. Golias).
  2. CarL von Clausewitz (1780-1831), officier prussien, est souvent présenté comme une référence en matière stratégique.
  3. Voir à ce sujet, Le continuum défense sécurité intérieure par le général d’armée Marc Watin Augouard, dans Sécurité intérieure, les nouveaux défis, sous la coordination de Frédéric Debove et Olivier Renaudie, avec une préface de Manuel Valls, éd. Vuibert, 2013.
  4. Le surnom de « Chicago Boys » désigne un groupe d’économistes chiliens qui ont travaillé avec la dictature de Pinochet. Ils avaient suivi une formation en économie à l’université pontificale catholique du Chili, qui avait passé un accord de partenariat avec l’université de Chicago. Plusieurs poursuivront directement leur formation à Chicago, où ils seront influencés par la pensée d’économistes ultra-libéraux, comme Milton Friedman, Arnold Harberger ou Friedrich von Hayek.

Gabriel Périès

Docteur en Science politique et en Sciences de l'Information et de la Communication de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur (HDR) à l'Institut Mines-Télécom/ École de Management d’Évry. Il est, depuis 2006, chercheur dans le groupe « Éthique, technologies, organisations, société » (ETOS) à l'Institut Mines-Télécoms et au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance de l'Université Toulouse 1 Capitole. Depuis 2013, il a intégré le Laboratoire Sens et Compréhension du Monde Contemporain (LASCO Paris-Descarte/Institut Mines-Télécom). Gabriel Périès est Visiting Professor dans plusieurs universités argentines, et il est par ailleurs juge assesseur représentant le Haut Commissariat aux réfugiés à la Cour nationale du droit d'asile. Spécialisé dans les usages politiques des nouvelles technologies de l'information et de la communication et dans les doctrines contre-insurrectionnelles. Membre des comités de rédaction des revues Cultures&Conflits et Mots, les langages du Politique (Sciences-Po Lyon/ENS Lyon), il a signé de nombreux articles parus en France et à l'étranger. Il est notamment l'auteur, avec David Servenay, de Une guerre noire, enquête sur les origines du génocide rwandais, 1959-1994 (éd. La Découverte, 2007).

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