Dernière mise à jour le 5 février 2024
« Un vernis d’ouverture et de modernité donne l’impression que le Liban est « européanisé », pourtant, ce n’est que partiellement vrai, car il est juste de dire que le Liban reste profondément, une société conservatrice » Tracy Chamoun.
Le Liban célèbre le, 22 novembre 2015, le 78 me anniversaire de son indépendance sur fond d’une vacance présidentielle du pouvoir et d’une quasi paralysie du gouvernement, alors que les débordements djihadistes à ses frontières et depuis les camps de réfugiés palestiniens du Liban font peser régulièrement une menace sur la stabilité du pays.
Tracy Chamoun, héritière d’un des grandes dynasties politiques libanaises, livre un plaidoyer pour une refonte des structures préconisant l’instauration d’une III République Libanaise, aménageant une plus grande parité entre les sexes.
madaniya.info a souhaité donner la parole à l’auteure pour l’originalité de son témoignage, notamment le statut d’héritière d’une dynastie politique éradiquée par son propre camp. Sa tragédie est identique à celle d’une autre dynastie politique chrétienne, la Famille Tony Frangieh, toutes deux d’ailleurs anéantie par Samir Geagea, un des plus grands criminels de la guerre libanaise, allié d’Israël et enfant chéri de l’Occident et des Saoudiens.
Intervention de Tracy Chamoun prononcée lors de la conférence sur le thème « femmes en guerre » à la Lebanese American University – 8 Juin, 2015.
Visibilité et invisibilité de la femme en temps de guerre
Le Liban vit depuis quelques temps des changements dramatiques dans tous les domaines, surtout sécuritaires et politiques, dont l’annulation des élections parlementaires démocratiques, et cela deux fois de suite, sapant l’Etat libanais et conduisant à l’échec de l’élection d’un nouveau président de la République depuis plus d’un an. Dans ce climat politique incertain, la situation sécuritaire s’est beaucoup dégradée et le Liban est pris en étau par les effets cataclysmiques des guerres en Syrie et en Iraq qui conduisent à une augmentation exponentielle du terrorisme local.
Dans ce contexte d’instabilité extrême, j’aimerais parler de la signification d’être femme en politique libanaise aujourd’hui et de ce qu’a signifié être femme durant les 18 longues années de guerre civile. Les deux sont liés.
Comme femme impliquée dans ces deux situations, je me demande souvent si ma vie aurait été différente dans le passé si j’avais été un homme dans la guerre civile libanaise, et maintenant au présent, en tant que figure politique au Liban.
Ma réponse immédiate à la première partie de cette question est oui ! Ma vie aurait été différente. Si j’étais née homme, j’aurais probablement combattu dans la guerre et j’aurais été tuée comme la plupart de mes jeunes amis masculins. Et si j’avais réussi à survivre à ces années d’extrême violence, j’aurais probablement été tuée avec mon père et mes deux frères pour éliminer les héritiers mâles de la lignée politique. Car ce fut l’intention derrière le carnage de ma famille, quand mes deux frères Tarek et Julien âgés de 7 et 5 furent mitraillés dans ce matin du 21 octobre 1990.
Quant à la seconde partie de la question concernant ma vie politique, et bien, si je suis déjà morte, l’explication va de soi ! Et si j’avais réussi à survivre, j’aurais plus que probablement été impliquée dans la structure politique du fait de mon héritage familial.
La réponse est là. Mon engagement en tant qu’homme dans la guerre et la politique du Liban aurait été différent, peut-être plus mortel ou plus gratifiant. Je vais m’en expliquer.
Mais avant cela, j’aimerais rappeler que l’histoire moderne telle qu’elle a progressé durant ces 1000 dernières années du fait d’innovations scientifiques, médicales et technologiques, a eu un impact sur la société, conduit à des améliorations de la condition humaine et contribué à libérer les femmes de leur esclavage, excepté dans le cas de nations restées ancrées dans des croyances et pratiques religieuses extrémistes.
La montée de Daech au Proche-Orient en est un bon exemple. Elle annonce la venue d’un nouveau « Dark Age » surtout pour les femmes.
Si nous analysons la condition des femmes en temps de guerre, elles sont les victimes silencieuses d’actions contrôlées par les mâles. Mères, sœurs, filles, toutes souffrent de la perte de leurs aimés et de leur sentiment d’impuissance dû à leur totale mise à l’écart.
Les femmes sont invisibles dans la guerre. Elles sont les dommages collatéraux, et dans n’importe quel processus de paix, les quelques femmes qui obtiennent une plate-forme, sont très peu prises en considération dans les formulations des conditions de paix. Les voix sont toutes mâles.
D’ailleurs, plus la situation est dangereuse et moins les femmes sont inclues. Actuellement au Liban, la situation sécuritaire est devenue extrêmement volatile et l’escalade militaire inévitable. Cela va entraîner un retard considérable dans le rôle des femmes en politique alors qu’elles viennent juste de commencer à percer une situation jusque là bloquée pour elles. En 2013, 45 femmes ont annoncé leur candidature aux élections parlementaires, comparé à 12 femmes en 2009.
Mais nous devons préciser que la participation des femmes dans la vie politique au Liban s’exerce de façon particulière car jusqu’à présent elle est à l’image de la nature de la société libanaise qui demeure essentiellement une société conservatrice et libérale tout à la fois.
Un vernis d’ouverture et de modernité donne l’impression que le Liban est « européanisé », pourtant, ce n’est que partiellement vrai, car il est juste de dire que le Liban reste profondément, une société conservatrice avec des valeurs religieuses qui souvent dictent la conduite et la moralité des différentes communautés.
Les questions relatives aux femmes dans la Constitution sont traitées sous la rubrique des lois familiales, qui sont uniquement traitées par la jurisprudence de tribunaux religieux et à la merci d’interprétations religieuses. L’Article sept de la constitution garantit à tous les citoyens des droits, des obligations et devoirs égaux , mais elle délègue aux différents tribunaux religieux toutes les lois du statut personnel, y compris le mariage, le divorce, l’héritage, la garde des enfants, les pensions alimentaires, etc.
Déclarer que les différentes communautés libanaises ont le droit d’établir leurs propres tribunaux indépendants de l’État, c’est donner aux autorités religieuses une prédominance sur la Constitution libanaise censée protéger ces droits. Changer les lois concernant les droits des femmes telles qu’elles pourraient être justes et uniformes pour toutes les femmes devient donc très difficile.
La structure de la famille au Liban joue un rôle très important dans la définition du rôle des femmes, à la fois dans la société et la politique.
Ce rôle familial s’est maintenu au cours des ans comme résultat du système de gouvernance. Ceci n’est pas accidentel mais un processus délibéré qui s’est institutionnalisé à travers le rôle du « zaim », ou du chef masculin de la famille qui utilise son pouvoir pour cultiver le « clientélisme » en instrumentalisant les faveurs personnelles qui lui garantissent sa succession.
La politique familialiste est l’un des facteurs majeurs qui ont affecté la relation entre le citoyen et l’État. Quand l’État faillit à fournir protection et ressources à ses citoyens, ils connaissent un repliement sur leurs familles, leurs patriarches et leurs communautés.
Presque tous les blocs politiques sont basés sur des allégeances familiales et une loyauté personnelle au chef, le Za’im. Les blocs politiques deviennent des familles étendues et la plupart de ses membres acceptent que le fils du chef hérite de sa position.
Cela a conduit à une société qui est encore dans l’ensemble foncièrement féodale et patriarcale avec des mécanismes de perpétuation enracinés dans des formes de transmission de pouvoir de génération en génération.
Nous sommes actuellement témoins de ce phénomène dans l’un des aspects les plus révélateurs : deux chefs traditionnels ont demandé des élections particulières visant à passer leurs responsabilités à leur propre fils et héritier, alors qu’au même moment les élections pour tout le monde étaient annulées.
L’anomalie de considérer la tenue d’élections dans deux districts comme faveurs exceptionnelles à deux « Za’ims » est un exemple typique de deux standards préférentiels et codes non écrits qui gouvernent la politique libanaise et perpétuent le système patriarcale et féodal.
La question est donc : où sont les femmes en politique aujourd’hui dans un tel système patriarcale et féodal ? Comment peuvent-elles commencer à jouer un rôle efficace dans la gouvernance ?
Ma réponse est qu’elles sont là où n’importe quel outsider au réseau des « vieux parrains » de la politique libanaise se trouve : Au bon vouloir d’un leader libanais qui voudra bien prendre les moyens de les privilégier en les mettant sur sa liste électorale afin de leur donner les chances d’être élues.
C’est donc un système fermé, et maintenant encore plus qu’avant, depuis que le Parlement a prolongé son propre mandat deux fois de suite, et de plus il n’y a aucune nouvelle loi électorale à l’horizon pouvant garantir une représentation équilibrée et juste !
Revenant à la question de l’accès politique pour les femmes et les hommes au Liban, il est juste de dire que les nouveaux venus ont peu de chance d’y arriver, et les femmes encore moins.
Comment est-ce que je le sais ? Je le sais en vertu du fait de ma naissance qui m’a donné le privilège d’être une initiée à l’intérieur du système, et je dois admettre que je n’aurais jamais eu les facilités d’avancer dans le champ politique si ce n’était par ma famille.
Au niveau personnel, je n’ai jamais rencontré d’indifférence ou d’irrespect du fait de mon sexe. Au contraire, une grande courtoisie m’est toujours offerte grâce à mon grand père et à mon père.
Mon héritage familial me permet de percer les barrières de genre en vertu d’accords à l’amiable transférant la légitimité aux femmes au travers de leurs maris, épouses et pères.
Pour cela, je me sens certainement honorée, mais je suis consciente de l’ironie de la situation et je suis attentive à ne pas dilapider ce privilège en perpétuant moi-même un système qui n’accepte les femmes dirigeantes qu’en clones de leurs homologues mâles.
Les femmes doivent être acceptées pour elles-mêmes. Les femmes doivent être écoutées pour ce qu’elles savent – Non pour qui elles sont.
D’après moi, la seule façon de restaurer les droits des femmes au Liban, c’est avant tout de restaurer une « vraie » démocratie.
Mon grand-père Camille Chamoun fut le premier président à donner aux femmes le droit de vote. Nous devons maintenant assurer aux femmes le droit d’exercer le pouvoir. Pour cela, nous devons ramener la démocratie à un pays qui l’a mise de côté. Ce n’est qu’en se battant pour une démocratie réelle que nous pourrons assurer la représentation juste des femmes.
Voici quelques recommandations pour restaurer la démocratie :
Premièrement : Nous devons protéger le parlement de l’abus d’auto-prorogation des députés en redonnant au Président de la République le droit exceptionnel de dissoudre le parlement au cas où les députés voudraient proroger leurs mandats.
Cette prérogative fut enlevée des pouvoirs présidentiels par l’accord de Ta’if et nous avons été témoins des résultats négatifs de cet amendement au cours de ces deux dernières années où l’extension a entraîné une stagnation complète et créé un effet domino de déstabilisation de toutes les autres institutions et a abouti à mettre la pagaille dans les échéances électorales nationales.
Deuxièmement : Nous devons adopter une loi électorale basée sur une représentation proportionnelle dans le cadre de larges circonscriptions électorales afin de casser le duopole existant entre les listes commanditées par les Zaims, de façon à transformer la situation électorale qui maintient le statut quo à un système consacrant une compétition saine basée sur des partis politiques et des programmes politiques. Cela permettra aux nouveaux venus qui ont de nouvelles idées de réussir et d’entrer dans un système qui leur serait autrement fermé.
Troisièmement : concernant les femmes, je suis en faveur d’imposer la participation des femmes au travers d’un quota transitionnel pour le premier mandat ; il est important en effet dans n’importe quelle élection d’assurer techniquement la juste place des femmes candidates dans listes électorales pour que leur chance d’être élues soit assurée.
Quatrièmement : nous devons encourager les femmes à s’enrôler dans l’armée, les organes de sécurité, comme il est de notre devoir de nous assurer de leur promotion équitable.
Pour conclure j’aimerais dire que j’ai été impliquée dans la vie politique libanaise depuis mon enfance. J’ai vécu 18 années de guerre, perdu toute ma famille comme martyrs de cette Nation et que je me considère comme Libanaise de troisième génération.
Je sens qu’il est grand temps de guider ce pays vers une « Troisième République » reflétant les préoccupations profondes de cette Nation, entraînant une transformation à partir de la demande de parvenir à une forme différente de leadership à qui il serait possible de demander des comptes, qui serait issu d’une représentation équitable des citoyens, et enfin qui pratiquerait une transparence opérationnelle.
De même, pour qu’un changement arrive, il doit y avoir un renversement total du rôle du gouvernement. Il doit se transformer d’un gouvernement dont les membres ne pensent qu’à leurs intérêts à celui basé sur l’encouragement du développement durable et orienté vers le dévouement au bien être des citoyens.
Les femmes sont inclusives et accommodantes, les femmes sont fortes et protectrices, leur participation au gouvernement ne peut qu’apporter l’équilibre à une société ayant souffert pendant des années de stéréotypes extrêmes masculins et de la valorisation de la violence comme solutions aux différences politiques.
Aujourd’hui, dans ce monde de conflits polarisateurs, d’extrémismes intenses, la modération est la clé, c’est-à-dire écouter, comprendre, s’entendre les uns les autres, ce qui constitue les meilleures armes que nous pouvons déployer pour contrecarrer les divisions qui se creusent entre les gens et les croyances.
Je ne suis pas entrain de dire que les femmes sont la réponse mais je suis entrain de dire que l’équilibre est la réponse – Equilibre entre les énergies masculines et féminines pour créer un équilibre durable.
Je ne suis pas en train de déclarer que les femmes ne sont pas assez fortes et capables de leadership militaire. « Femmes dans le système de gouvernance » ne signifie pas femmes reléguées aux questions des femmes. Cela signifie que les femmes doivent avoir accès égal à la prise de toutes les décisions essentielles, qu’elles soient sécuritaires, militaires, d’affaires étrangères, économiques, industrielles et de tous les secteurs habituellement considérés comme des bastions masculins.
C’est le paradoxe inhérent reflété dans mon titre aujourd’hui : de l’invisibilité à la visibilité. C’est un paradoxe que les femmes doivent résoudre au plus profond d’elles-mêmes. Aujourd’hui en politique au Liban, une femme leader est invisible. Pour être vue elle doit agir comme un homme. Elle doit donc devenir invisible en tant que femme pour être visible en politique.
Cela doit changer. La visibilité d’une femme doit se faire en tant que femme, en vertu de sa nature, de ses qualités, de son acumen, de sa perspicacité, de sa personnalité, et de ses capacités politiques.
Dans les temps à venir, tant que les extrémismes religieux ne parviendront pas à les castrer, les femmes seront les lumières éclairant une nouvelle manière de faire marcher le monde, basé sur la coopération et non la domination, le partage et non l’accumulation de richesse, le don et non l’accaparement.
Finalement, pour que les femmes puissent jouer un rôle significatif au Liban, un changement doit s’opérer dans la perception des femmes par les femmes et les hommes, et comme l’a dit Albert Eistein la réalisation qui doit s’opérer est qu’ : « Aucun problème ne peut se résoudre à partir du même niveau de conscience qui l’a créé ». La conscience qui définit le rôle des femmes en politique libanaise en tant que mères, filles ou femmes d’hommes importants au Liban n’est plus valable et doit changer.
Le travail qui se fait aujourd’hui dans ce forum est vital pour soulever une telle prise de conscience et faire bouger la conscience qui prévaut et limite les femmes et leur accès au leadership. Je suis très honorée et me sens privilégiée de faire partie de cet échange et je considère que les questions des femmes sont à la base de la création d’une société plus juste et équilibrée.
Pour aller plus loin
À propos de l’auteure
Fille de Dany Chamoun (1934-1990), ancien chef du Parti National Libéral (PNL) et petite-fille de l’ancien Président de la république Camille Chamoun (1952-1958), Tracy Chamoun, née en 1960, est écrivain et femme politique libanaise.
Elle est l’une des deux enfants ayant survécu au massacre de sa famille par les partisans de Samir Geagea, chef des Forces Libanaises, le meilleur allié d’Israël dans la guerre civile libanaise, l’enfant chérie des Occidentaux et des Saoudiens.
Auteure d’un livre autobiograhique, en français, Au nom du père, elle y détaille sa relation avec son père et ses expériences douloureuses durant la guerre, notamment son enlèvement avec sa mère en 1980 par la milice phalangiste de Bachir Gemayel.
Son 2me ouvrage, Le Sang de la paix (Éditions Lattes), constitue un récit de la guerre du Liban à travers la propre histoire de sa famille.
En complément de ce texte
madaniya.info publiera début décembre un dossier complet Liban corruption, en trois volets intitulé :
« Liban-corruption : Le Liban, le pays du lait, du miel… et du fiel. Panorama du pillage et du saccage »
Dossier spécial réalisé par René Naba, ancien correspondant tournant au bureau régional de l’AFP à Beyrouth, en charge du Moyen-Orient.
Merci cher René . Bravo pour la manière dont tu as présenté tout cela. Tu es vraiment un pro!!
Et c’était une très bonne idée de le faire pour ce jour de « l’indépendance »!!!
Evelyne