Dernière mise à jour le 23 janvier 2016
«Dans un an l’Iran, dans trois ans l’Algérie»: Cette fanfaronnade de Nicolas Sarkozy ne relevait pas de la boutade. Elle relevait d’une stratégie délibérée en vue d’un plan de recolonisation de la rive sud de la Méditerannée pour une mainmise sur les réserves énergétiques des pays fournisseurs du BRICS (Soudan Libye, Algérie), et de préserver les les dynasties décriées du golfe pétro-monarchique.
Iran 2009: Les prémices du «printemps arabe»
« أحمد بن سعادة »
Les événements qui ont secoué la rue iranienne pendant l’été 2009 ont été riches en enseignements. En effet, le mode opératoire connu et appliqué durant les révolutions colorées s’est enrichi de plusieurs outils d’une efficacité redoutable.
- Primo, il y a eu l’utilisation méticuleuse des réseaux sociaux pour la mobilisation des activistes iraniens et le drainage instantané d’informations à travers la toile. Twitter, Facebook, Youtube et autres médias sociaux ont enflammé la blogosphère en démontrant leur force de frappe.
- Secundo, il y a eu le battage médiatique de l’administration américaine vantant et défendant le droit à l’utilisation des réseaux sociaux par les manifestants iraniens (1). Cette implication est allée jusqu’à l’intervention directe auprès de certains réseaux sociaux américains pour permettre aux dissidents une utilisation optimale de ces outils. En effet, le département d’État américain a demandé à Twitter de reporter une opération de maintenance qui aurait entraîné une interruption de service, ce qui aurait privé les opposants iraniens de moyens de communication (2). Et, curieuse accointance entre le gouvernement américain et une entreprise privée, Twitter a accepté. N’oublions pas de mentionner que ce droit «inaliénable» offert aux Persans d’utiliser les médias sociaux lors des manifestations n’était même pas octroyé aux citoyens américains (3).
- Tertio, il y a eu l’inestimable contribution des médias occidentaux conventionnels majeurs (surtout télévisuels) dans le matraquage médiatique et la diffusion d’informations pour la plupart non vérifiées ainsi que des vidéos de piètre qualité contrastant sévèrement avec les règles éthiques et esthétiques dont semblait éternellement se prévaloir ce type de médias. Ceux-là même qui avaient coutume de se confondre en excuses pour la moindre friture dans la bande sonore ou d’une menue imperfection dans la vidéo ont diffusé en boucle des séquences filmées à l’aide de téléphones portables de qualité telle qu’il était souvent difficile de savoir ce qu’elles représentaient. Très loin des standards professionnels, ce type de documents aurait eu de la difficulté à passer à l’antenne s’il s’agissait de la couverture d’un autre événement.
La diffusion quasi-instantanée de ces «reportages» amateurs et leur abondance soulèvent évidemment la question des relations étroites et douteuses entre les cyber-dissidents iraniens et les dirigeants des médias occidentaux.
D’autre part, il est important de souligner que ces cyber-dissidents ont été formés par CANVAS comme l’indique la déclaration de son directeur exécutif, Srdja Popovic: «Nous sommes déjà intervenus auprès des activistes de 37 pays. Il y a eu des succès, comme en Géorgie en 2003 et en Ukraine en 2004, mais aussi des échecs, comme au Zimbabwe, en Biélorussie ou en Iran»(4).
Rappelons que CANVAS est une officine serbe de formation des cyberdissidents en herbe qui a certes ses bureaux en Serbie, mais qui doit son existence aux théories de Gene Sharp et, surtout, au financement des organisations américaines spécialisées dans l’«exportation de la démocratie»(5).
L’«exportation de la démocratie» vers les pays arabes
Selon le découpage géographique américain, les pays arabes appartiennent à la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord ou, plus simplement, MENA (Middle East and North Africa). Contrairement à ce que l’on peut penser, la préparation aux révoltes de la rue arabe ne date pas de l’administration Obama, mais bien de celle de Bush junior. D’ailleurs, en matière d’«exportation» de la démocratie, il n’y a quasiment aucune différence entre les Démocrates et les Républicains. Bien au contraire, ils travaillent de concert en conjuguant leurs efforts comme on le voit bien avec l’IRI et le NDI. D’autre part, les mêmes programmes avec les mêmes acteurs ont été reconduits d’une administration à l’autre.
Il faut reconnaître que toutes les révoltes qui ont touché les pays arabes ont débuté avec une phase non violente, utilisant l’approche théorisée par Gene Sharp. Certaines ont mené à un changement de régime comme dans le cas de la Tunisie, de l’Égypte ou au départ du président en place comme au Yémen.
Dans d’autres pays, la phase non violente a été éphémère. Elle a rapidement été suivie par une phase violente orchestrée par une ingérence étrangère multiforme qui a fait sombrer les pays dans une sanglante guerre civile. C’est le cas de la Libye mais aussi celui de la Syrie dont le gouvernement fait face actuellement à une rébellion armée largement financée, assistée et «protégée» par de nombreux pays étrangers dont les États-Unis. À noter aussi que dans ces deux pays, et contrairement à la Tunisie, l’Égypte ou le Yémen, les révoltes n’ont pas débuté dans la capitale, mais plutôt dans des régions proches des frontières.
Autre similitude dans ces deux pays touchés par des guerres civiles: l’apparition d’un «nouvel ancien» drapeau, autre que celui officiellement en vigueur, brandi par les rebelles comme un symbole de la rupture avec le régime en place. Il ne sera question, dans cette étude, que du rôle des États-Unis dans la première phase des révoltes, celle considérée comme non violente. La seconde phase fera l’objet d’un travail ultérieur.
Dans ce qui est communément appelé «printemps arabe», les manifestations populaires ont essentiellement été menées et organisées par de jeunes cyber-dissidents, férus de nouvelles technologies. La jeunesse des activistes est un point commun avec les soulèvements qui ont secoué les rues serbes, géorgiennes, ukrainiennes, kirghizes et iraniennes. Mais malgré leur apparence, ces révoltes n’ont rien de spontané, bien au contraire.
Les cyber-dissidents, dont certains ont été identifiés et choisis pour leur leadership, ont bénéficié de deux types de formations, différentes mais ô combien complémentaires. La première consiste en la formation aux techniques relatives à la «navigation» dans l’espace réel tandis que la seconde concerne la navigation dans le cyberespace. En effet, «activer sur Internet et dans la rue sont deux choses différentes». Cette déclaration (6) d’Ahmed Maher, illustre cyber-activiste égyptien et un des fondateurs du «Mouvement du 6 avril» qui a été le fer de lance de la contestation contre le régime du président Moubarak, est empreinte de bon sens et montre le réalisme des activistes et de leurs leaders.
CANVAS et les cyber-dissidents arabes
Pour des manifestants, la «navigation» dans l’espace réel consiste à maitriser les techniques de mobilisation de foules, de socialisation avec les représentants de l’ordre, de gestion logistique et de comportement en cas de violence ou d’utilisation d’armes de dispersion de foules. Il est donc impératif pour les leaders de la cyber-dissidence de réfléchir aux moyens à utiliser pour mobiliser, discipliner et organiser les manifestations dans la rue. Ce volet a été assuré par CANVAS et ce, plusieurs années avant le déclenchement du «printemps arabe».
Amine Ghali est un activiste tunisien de la première heure. Il est, depuis 2008, directeur de programmes de l’organisme «Al Kawakibi Democracy Transition Center» (Centre Al Kawakibi pour les transitions démocratiques KADEM). Notons, au passage, que KADEM est un centre financé par le programme POMED (Project on Middle East Democracy) qui dépend directement du Département d’État américain (7). De son côté, POMED reçoit ses subventions de l’OSI de G. Soros ainsi que de la NED et travaille de concert avec Freedom House (8). Auparavant, Amine Ghali a travaillé pour différentes organisations dont Freedom House (9).
Dans une entrevue accordée à un documentaire sur le «printemps arabe» (10), Amine Ghali reconnaît avoir participé (et organisé?) en novembre 2007 à une session de formation pour des dissidents tunisiens et arabes en montrant des photos de l’événement. Il précisa que cette formation qui a eu lieu à Rabat (Maroc) était assurée par les serbes de CANVAS.
Lors d’une émission radiophonique diffusée sur les ondes d’Express FM (Tunisie), on apprend que deux illustres cyberactivistes tunisiens ont participé à cette formation : Slim Amamou et Emna Ben Jemaa (11). Rappelons que Slim Amamou a été nommé Secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports dans le premier gouvernement post-bénalien qui comprenait encore de nombreux ministres du régime Ben Ali, régime qu’il avait combattu lorsqu’il était dans la dissidence, juste quelques mois auparavant.
De son côté, Ezzedine Zaatour, le secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET), déclara dans le documentaire cité précédemment que «les gens de Otpor nous ont donné un livre dans lequel ils décrivaient toutes leurs stratégies». Le livre en question est celui édité par CANVAS et intitulé «La lutte non violente en 50 points». Ce manuel du parfait dissident est un vade-mecum pratique largement inspiré de la théorie de Gene Sharp, disponible en six langues (dont l’arabe et le farsi) et gratuitement téléchargeable sur Internet. Il y est mentionné des «méthodes d’action non violente» numérotées de 1 à 199 dont certaines ont été largement utilisées dans les rues arabes comme il sera discuté ultérieurement. Dans une autre entrevue accordée à Algérie-Focus, Slim Amamou à reconnu lui-même avoir été «aidé» par des organismes américains sans toutefois préciser lesquels (12).
Les Égyptiens, eux aussi, ont bénéficié du savoir-faire serbe. De nombreuses références mentionnent que Mohamed Adel, le porte-parole du mouvement du 6 avril a effectué un stage chez CANVAS durant l’été 2009, bien avant les émeutes de la place Tahrir. Lui-même l’admettra dans un documentaire réalisé par Sofia Amara et confia qu’il était accompagné par 14 autres militants Égyptiens et Algériens (13). Sur place, il se familiarisa avec les techniques d’organisation des foules et de comportement face à la violence policière. Par la suite, il forma à son tour des formateurs.
Ce stage estival de Mohamed Adel a été confirmé par Sherif Mansour, responsable des programmes de Freedom House dans la région MENA (14), preuve que cette organisation contribue au financement de CANVAS dans ses activités de formation. Il est important de mentionner à ce stade que la relation entre Freedom House et le Mouvement du 6 avril est bien antérieure à ce stage. En effet, dans un article sur Ahmed Maher, David Wolman insiste sur «l’étroit contact de Sherif Mansour avec Maher et son groupe pendant des années» (15).
Comme révélé par Srdja Popovic, CANVAS n’a pas formé que des activistes tunisiens, égyptiens ou algériens. D’après ses affirmations, les activistes de 37 pays à travers le monde ont bénéficié de leurs formations. Dans son article fouillé sur cette question, Julie Zaugg affirme que: «Freedom House est aussi très présent au Moyen-Orient. Les câbles diffusés par Wikileaks font état de sa présence en Syrie, au Bahrein et en Egypte – où l’organisation a notamment soutenu le Mouvement du 6 avril. A Damas, elle a « dirigé plusieurs workshops sur l’action non violente », dit le document diplomatique daté d’avril 2009, qui précise que s’ils avaient été rendus publics, «ces programmes seraient apparus comme une tentative de saper le régime d’Assad » (16).
La formation dispensée par CANVAS aux activistes arabes a été très visible sur les médias sociaux et dans les rues des différentes villes qui ont connu des émeutes.
Tout d’abord, il y a eu l’utilisation par les dissidents de tous les pays arabes du «poing fermé» dans leurs affiches, appels à manifestation et messages anti-pouvoir (17). En Égypte, il a été utilisé comme logo par le Mouvement du 6 avril et de nombreux militants ont été aperçus en train de défiler avec des banderoles arborant ce symbole d’Otpor, mouvement dissident serbe dont Srdja Popovic était un des dirigeants.
En plus du poing fermé, d’autres techniques ont été remarquées sur le terrain des manifestations populaires. Il est possible d’en citer quelques exemples en se référant à la numérotation des méthodes d’action non violente figurant dans le manuel de CANVAS «La lutte non violente en 50 points» (18) :
N°7: L’utilisation de slogans et de symboles
N°8: Banderoles, affiches et panneaux d’affichage
N°12: Messages écrits dans le ciel et sur le sol
N°33: La fraternisation avec l’ennemi
N° 20: Acte de prière et cérémonie religieuse
N° 34: Organiser des veillées
N° 37: Chants
La liste ci-dessus (qui est loin d’être exhaustive) indique l’application stricte et disciplinée des enseignements prodigués par CANVAS. Commentant par exemple l’action des cyberactivistes égyptiens, Gene Sharp ne tarit pas d’éloges à leur sujet, se disant «spécialement fier» (19) de leurs accomplissements et reconnaissant «qu’il classait la chute de Moubarak au « top » des révolutions démocratiques qu’il a pu observer» (20).
Et Mohamed Adel de se justifier: «Cette révolution est la nôtre sic. CANVAS nous a simplement appris à être plus organisés et à utiliser plus efficacement les tactiques de résistance» (21).
Notes
- Ahmed Bensaada, «Téhéran-Gaza: la différence médiatique», Géostratégie, 3 juillet 2009, http://www.geostrategie.com/1724/teheran-gaza-la-difference-mediatique/
- Technaute, «Iran: Washington intervient auprès de Twitter», 18 juin 2009, http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/200906/16/01-876173-iran-washington-intervient-aupres-de-twitter-.php
- Ahmed Bensaada, «L’Occident, les réseaux sociaux et les révoltes populaires », Le Quotidien d’Oran, 18 août 2011, http://www.calameo.com/read/000366846190634f1c2ca
- Julie Zaugg, « A l’école de la révolution », L’Hebdo, 11 mai 2011, http://www.hebdo.ch/a_lecole_de_la_revolution_102803_.html
- Voir, par exemple, le documentaire «Les nouveaux révolutionnaires de la démocratie» de Marie-Laure Gendre et Sofia Amara. Émission «Printemps arabes : Un an après», Spécial Investigation (Diffusée sur Canal+, le 9 janvier 2012). Elle peut être visionnée à l’adresse URL suivante : http://docandfiction-tv.fr/printemps-arabes-un-an-apres-special-investigation-canal-plus-zoom.php
- Radio-Canada, «Ces jeunes qui défient Moubarak», 1er février 2011, <http://www.radio-canada.ca/nouvelles/International/2011/02/01/004-egypte-mouvement-jeunes.shtml
- Project on Middle East Democracy, «MEPI’s structure », http://mepi.state.gov/structure.html
- Ahmed Bensaada, «Arabesque américaine: Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe», Op. Cit.
- Bertelsmann Stiftung, «The Arab Spring: One Year After, Transformation Dynamics, Prospects for Democratization and the Future of Arab-European Cooperation», Europe in Dialogue 2012, http://www.bti-project.de/uploads/tx_jpdownloads/Europe_in_Dialogue_2012_Arab_Spring.pdf
- The Revolution Business – World, juin 2011; Ce documentaire peut être visionné à l’adresse URL suivante: http://www.wat.tv/video/the-revolution-business-world-3s4f1_31wod_.html
- Express FM (Tunisie), «Les blogueurs s’expliquent sur leurs rapports présumés avec les USA », Émission Net Show, 20 novembre 2011 à 14h. Cette émission peut être écoutée à l’adresse URL suivante : http://www.youtube.com/watch?v=KXKLULzIsuY&feature=player_embedded
- Algérie-Focus, «interview de Slim404, le blogueur tunisien devenu ministre», 28 juin 2011, http://www.youtube.com/watch?v=t9nr-TMKx1c&feature=player_embedded
- Sofia Amara, «Monde Arabe: l’onde de choc», Spécial Investigation, (Émission diffusée sur Canal+, le 21 février 2011). Elle peut être visionnée à l’adresse URL suivante: http://interobjectif.net/special-investigation-monde-arabe-l-onde-de-choc/
- Documentaire «Les nouveaux révolutionnaires de la démocratie» de Marie-Laure Gendre et Sofia Amara. Op. Cit.
- David Wolman, «Did Egypt Detain a Top Facebook Activist ?», Wired, 2 février 2011, http://www.wired.com/dangerroom/2011/02/leading-egyptian-facebook-activist-arrested-friends-say/
- Julie Zaugg, «A l’école de la révolution», Op. Cit.
- Ahmed Bensaada, «Arabesque américaine: Le rôle des États-Unis dans les révoltes de la rue arabe», Op. Cit.
- Ahmed Bensaada, «Le printemps arabe, un an après: révolte, ingérence et islamisme», Conférence organisée à l’Université du Québec à Montréal, 20 janvier 2012, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=152:conference-q-le-printemps-arabe-un-an-apres-revolte-ingerence-et-islamismeq&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
- Aimée Kligman, «Why is Gene Sharp credited for Egypt’s revolution?», Examiner, 5 mars 2011, http://www.examiner.com/article/why-is-gene-sharp-credited-for-egypt-s-revolution
- Samuel P. Jacobs, «Gene Sharp, The 83 Year Old Who Toppled Egypt, 14 février 2011», The Daily Beast, http://www.thedailybeast.com/articles/2011/02/14/gene-sharp-the-egyptian-revolts-prophet-of-nonviolence.html
- Julie Zaugg, «A l’école de la révolution», Op. Cit.
Illustration
- Des milliers de partisans du candidat modéré Moussavi ont affronté la police samedi à Téhéran, contestant le résultat officiel de l’élection présidentielle. (Ahmed Jadallah / Reuters) REUTERS