Turquie-génocide: Témoignage de Dogan Özgüden lors de la journée sur les génocides et le négationnisme

Turquie-génocide: Témoignage de Dogan Özgüden lors de la journée sur les génocides et le négationnisme 937 527 La Rédaction

Dernière mise à jour le 2 février 2019

Dans le cadre de la Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de la Shoah, la cellule Démocratie ou barbarie du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles a organisé le 25 janvier 2016 à Bruxelles une journée de réflexion consacrée aux génocides face au négationnisme et au révisionnisme.

Dans la première partie de la journée, Mme Laurence Schram (docteur en histoire) et M. Eric David (professeur émérite de droit international) ont parlé sur le négationnisme et les législations en vigueur en Belgique et en Europe. M. Yves Ternon (docteur en histoire, Paris IV-Sorbonne) a fait un exposé sur le génocide des Arméniens et des Tutsi.

Dans la deuxième partie de la journée, d’abord Dogan Özgüden, rédacteur en chef d’Info-Türk, a exposé le négationnisme turc concernant le génocide de 1915 et ses répercussions dans les pays accueillant les immigrés en provenance de Turquie.


Le témoignage de Dogan Özgüden, Président de la Fondation info-turk Belgique.

Qu’il me soit permis une précision: Je ne suis pas à proprement parler un expert des questions ayant trait aux génocides et négationnismes. En revanche, je suis un témoin, tant dans ma vie privée que dans mes activités professionnelles et socio-politiques, notamment depuis plus de quarante ans d’exil des faits de négationnisme.

Un enseignement fondé sur la notion de la supériorité de la race turque


Jusqu’en 1993, le génocide des Arméniens de 1915 était un tabou en Turquie… L’opinion publique turque n’a jamais connu ou reconnu cet épisode le plus sanglant et honteux de son histoire.

Toutes les générations, dont la mienne, ont été élevées dans les écoles de la république kémaliste qui n’inculque que la supériorité de la race turque. Les peuples voisins tels que les Russes, Arabes, Bulgares, Grecs, Perses, les peuples non-turcs d’Anatolie comme les Arméniens, Assyriens, Grecs, Kurdes étaient considérés comme des ennemis de la nation turque.

Génocides, massacres, pogroms commis contre ces peuples ne figuraient nulle part dans les programmes scolaires ou dans les médias turcs. Heureusement, malgré ce lavage de cerveau, en tant qu’enfant d’une famille de cheminots itinérants, j’ai eu la chance de connaître dans les steppes anatoliennes ou dans les quartiers populaires des métropoles comme Ankara, Izmir et Istanbul, certains descendants des rescapés du génocide.

Le tabou du rescapé du génocide

Toutefois, malgré le partage du même destin social que mes copains arméniens, eux n’ont jamais soulevé cette question, parce qu’il s’agissait d’un tabou qui contraint ces familles non-turques à se taire pour ne pas subir des harcèlements par des autorités officielles ou même par leurs voisins fiers d’être turcs et musulmans.

Ils avaient raison, après l’extermination et la déportation, il ne restait que quelques dizaines de milliers d’Arméniens ou de Grecs en Turquie. Mais le nationalisme turc n’était pas encore tout à fait satisfait du nettoyage ethnique fait par le pouvoir ottoman. Pendant la période républicaine, des opérations répressives contre les communautés non-turques se poursuivirent sans cesse.

Déportation de Juifs et pogrom contre les Alevis et les Kurdes

Durant la première année de la république, en 1923, plus d’un million de Grecs ont été déportés vers la Grèce. En 1934, après une campagne antisémite dans les médias turcs, les Juifs des villes de Tekirdağ, Edirne, Kırklareli et Çanakkale ont été victimes de pogroms. De 1923 à 1937, l’armée turque a effectué plusieurs opérations génocidaires contre la population kurde dans les provinces sud-est du pays.

Et cela a continué: durant la 2e Guerre mondiale, plusieurs Arméniens, Grecs et Juifs ont été envoyés dans les camps de travail forcé à l’est du pays sous prétexte qu’ils n’avaient pas payé une taxe sur leurs biens. Et les pogroms et atrocités des 6 et 7 septembre 1955 contre la communauté grecque à Istanbul et Izmir… J’ai été personnellement témoin oculaire des saccages à Izmir en tant que jeune journaliste.

Il convient d’ajouter à cette liste noire les pogroms contre les Alevis dans les décennies 1970, 1980 et 1990 dans les villes de Kahramanmaras, Corum et Sivas. Alors que ces derniers pogroms étaient parfois critiqués par les partis et média d’opposition, le génocide de 1915 n’a jamais été abordé dans les médias jusqu’à ces dernières années.
Même au 50e anniversaire du génocide, en 1965, alors que la diaspora arménienne lançait une campagne de reconnaissance de ce génocide, les médias turcs restaient sourds et muets. Ni les partis de gauche, ni les syndicats progressistes n’ont fait aucune remarque sur cette page noire de l’histoire. Tout cela, malgré le fait qu’il y avait des Arméniens, Grecs ou Juifs qui militaient dans ces organisations.
Quand quelqu’un osait poser une question sur ce sujet, on préférait se contenter de dire que pendant la première guerre mondiale, l’impérialisme a semé l’hostilité parmi les peuples pour affaiblir l’Empire ottoman et partager ces territoires.

Mon Ami Yasar

À propos de ce silence, je me souviens d’une anecdote de ma vie professionnelle avec amertume… En 1967, quand je dirigeais un hebdomadaire de gauche, nous avons engagé un jeune universitaire comme assistant de la directrice technique Inci Tugsavul. Il portait un nom turc. Après quelques mois de collaboration, un jour il m’a dit ceci:

«Je dois t’avouer une chose qui me gêne depuis le premier jour. Oui, je m’appelle Yasar Uçar, mais je ne suis pas turc. Ma famille a été contrainte de cacher son identité réelle et de porter un nom turc. Je ne veux pas que vous ayez des problèmes pour la collaboration avec un arménien alors que vous avez déjà des dizaines de poursuites et menaces…» Je l’ai rassuré… «Non Yasar, rien à craindre… Ceci est un honneur pour moi de travailler avec un confrère d’origine arménien.»

Une deuxième anecdote dont je me souviens toujours avec amertume… Après le deuxième coup d’état de 1971… Au début de notre exil avec mon épouse Inci Tugsavul. nous étions en train d’organiser une campagne de protestations contre le régime des généraux en Turquie. Un soir, nous étions chez notre ami Marcel Croës avec un autre invité. Lors que je racontais les violations des droits de l’homme en Turquie, cet invité m’a posé une question directe: «Qu’est-ce que vous pensez du génocide des Arméniens en 1915 ?»

Après quelques seconde d’hésitations, j’ai essayé de répéter le même argument que les organisations progressistes en Turquie: «Oui, il y a eu des épisodes dramatiques dans l’histoire de notre pays, mais ils sont la conséquence des provocations impérialistes». Mon interlocuteur n’était pas content de cette réponse évasive, moi non plus !
C’est à partir de ce moment-là que je me suis lancé dans une étude plus attentive sur ce sujet… C’est surtout grâce aux documents fournis par la diaspora que mon équipe de travail et moi, nous sommes mieux informés sur ce qui s’est passé en 1915.

L’entrée en action de l’ASALA et la fin du mutisme

Quand l’organisation arménienne ASALA a lancé en 1975 ses actions violentes contre les cibles turques afin de forcer le régime d’Ankara à la reconnaissance du génocide de 1915, le sujet est entré bon gré mal gré à l’ordre du jour des organisations démocratiques de Turquie.

Lorsque ces actions suscitaient une campagne anti-arménienne dans les médias au service du régime d’Ankara, en 1981, dans un journal d’opposition que nous dirigions à Bruxelles, nous avons publié le premier article appelant les forces démocratiques turques à se pencher sérieusement sur la question de génocide arménien.

En 1987, nous avons publié un livre noir volumineux sur les violations des droits de l’homme en Turquie dans lequel on a consacré un chapitre sur l’oppression des Kurdes et Chrétiens dans ce pays. À cette date, nous ne sommes plus seuls dans la recherche des vérités historiques.

À la Fin de la décennie 1970, et surtout après le troisième coup d’état de 1980, l’arrivée massive des réfugiés politiques arméniens, assyriens et kurdes fuyant la répression a constitué un véritable tournant dans la vie associative des ressortissants de Turquie en Europe.
Alors que la quasi totalité des associations immigrées turques étaient soumises aux politiques répressives de la junte militaire, les communautés arménienne, assyrienne et kurde ont mis sur pied leurs propres organisations dans tous les pays d’accueil en Europe.

Les ateliers du Soleil, l’Institut Assyrien de Belgique, l’Institut Kurde de Bruxelles et la Fondation Info-Turk

La lutte historique de la diaspora pour la reconnaissance du génocide de 1915 a gagné une nouvelle dimension avec le soutien de ces nouvelles associations qui ont toujours gardé leurs relations organisationnelles étroites avec la Turquie.

C’est à cette époque-là que nous avons élargi les activités d’éducation permanente et d’expression et de créativité au sein de notre association interculturelle: Les Ateliers du Soleil. Ce centre est fréquenté depuis des dizaines d’année par des citoyens appartenant à plus d’une cinquantaine d’origines, notamment arménienne, assyrienne, kurde en provenance de Turquie.

Dans la décennie 1990, l’Association des arméniens démocrates de Belgique, l’Institut assyrien de Belgique, l’Institut kurde de Bruxelles et la Fondation Info-Türk ont mis sur pied une plate-forme pour la défense des droits de l’homme et des peuples en Turquie.
C’est cette plate-forme qui, avec la Fédération arménienne européenne, a organisé en 2005 une série d’activités académiques et culturelles à l’occasion du 90e anniversaire du génocide des Arméniens et Assyriens.

Les «Loups Gris» à la chasse des organisations arméniennes, kurdes et assyriennes en Europe

Furieux de ces développements, le lobby turc n’a pas hésité à provoquer des groupes ultranationalistes turcs contre les organisations arméniens, kurdes et assyriens.
Déjà en 1994, les Loups gris avaient attaqué une centaine de Kurdes participant à une marche pacifique. Je me souviens avec horreur de la mise à feu, en 1998, des locaux de l’Institut kurde de Bruxelles ainsi que d’une autre association kurde dans la rue Bonneels, sous les yeux de la police bruxelloise !

En 2007, les locaux d’une association kurde à Saint-Josse ont été ravagés par un incendie criminel. Cette même année, un commerce arménien à Saint-Josse a été saccagé deux fois par les Loups gris.
Même année, le journaliste turc Mehmet Köksal qui avait réalisé un travail de critique du communautarisme et du négationnisme a été victime d’une agression physique sous les cris de «traître à la patrie». Un an plus tard, en 2008, une campagne d’appel au lynchage a été lancée contre les dirigeants d’Info-Türk à cause de nos critiques contre le négationnisme. L’Etat belge a dû me placer sous protection.

L’assassinat de Hrant Dink en 2007, un tournant

Un tournant plus important dans la lutte contre le négationnisme d’Ankara a été l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink en 2007 par les forces sinistres de l’État turc. C’est pour la première fois qu’en Turquie, des dizaines de milliers de démocrates turcs se sont mobilisés pour protester contre ce dernier pas du génocide arménien tout en scandant des slogans: «Nous sommes tous Arméniens… Nous sommes tous Hrant Dink !»

La reconnaissance du génocide de 1915 est devenue depuis lors une des revendications principales des forces démocratiques de Turquie. Toutefois, le régime d’Ankara, en dépit du fait qu’il soit candidat depuis des décennies à l’Union européenne, persiste toujours dans son négationnisme. Non seulement en Turquie, mais dans tous les pays accueillant des immigrés turcs, la négation du génocide de 1915 est une des lignes rouges de l’État turc.

Les organisations soumises au lobby turc sont obligées à chaque occasion de manifester contre la reconnaissance du génocide de 1915… Même les hommes et femmes politiques issus de la communauté turque et appartenant aux partis politiques belges se manifestent comme des négationnistes ardents du génocide pendant les campagnes électorales…

Parmi eux, il y en a certains qui promettaient aux électeurs d’origine turque de démolir la stèle à Ixelles dédiée aux victimes du génocide et d’ériger un monument à Bruxelles pour honorer l’Empire ottoman.

À ma grande déception, les dirigeants politiques belges ont préféré fermer les yeux à cette soumission au lobby négationniste de l’État turc pour pouvoir attirer les votes dans les communes habitées par des ressortissants turcs.
C’est la raison pour laquelle, la résolution adoptée l’année passée par le parlement belge n’est pas une véritable reconnaissance du génocide de 1915, car elle absout tous les dirigeants de la République turque. Or, plusieurs responsables ottomans du génocide de 1915 ont été intégrés dans la classe politique républicaine comme ministres, députés ou commandants militaires. En plus, cette résolution fait l’éloge des deux principaux dirigeants actuels, Erdogan et Davutoglu, alors qu’ils nient toujours le génocide des Arméniens.
Évidemment, il s’agissait d’un jeu de politiciens pour garder certains élus négationnistes d’origine turque dans leurs rangs en leur donnant un chance de voter une version «soft» de la résolution.

Encore plus inquiétant… L’an passé, le monde a commémoré le centenaire du génocide de 1915. Pendant ce temps, en Belgique, le chef du régime négationniste et despotique a été accueilli avec tous les honneurs, le tapis rouge à l’occasion de l’inauguration d’Europalia-Turquie. En valorisant l’accueil belge comme une victoire diplomatique dans sa propagande lors des élections du 1er novembre 2015, Erdogan a renforcé sa majorité parlementaire. Pire encore, le programme de ce festival prestigieux a été consacré uniquement à la valorisation de la grandeur de l’empire ottoman sans la moindre allusion aux civilisations arménienne, assyrienne, grecque ou kurde qui ont pré-existé à la conquête turque.

Plus d’un millier d’académiciens turcs accusés de «traitrise»

Après sa conquête de Bruxelles et sa victoire électorale, Erdogan a lancé une nouvelle campagne répressive contre ses opposants dans le but d’établir un système présidentiel despotique et d’adapter toutes les institutions publiques de la Turquie aux normes islamiques. N’est-il pas cet Erdogan qui a, au nom de la solidarité religieuse, apporté le soutien logistique à l’ISIS?

Le peuple kurde de Turquie est soumis à un bain de sang sans précédent par les forces de sécurité turques et les Kurdes de Syrie sont les seules forces combattant contre l’État Islamique. Elles sont sans cesse menacées par le pouvoir d’Erdogan.

En Turquie même, non seulement les hommes politiques kurdes, mais également les journalistes, académiciens, artistes qui osent protester contre cette répression subissent chaque jour de nouvelles menaces, insultes et perquisitions. Plus d’un millier d’académiciens sont accusés de traîtrise à la patrie par les médias au service du pouvoir d’Erdogan. Pourquoi ? Parce qu’ils ont découvert que la plupart de ces académiciens avaient déclaré: «Nous sommes tous Hrant, nous sommes tous Arméniens !» après l’assassinat de Hrant Dink.


Voici donc quelques témoignages de ma part dans la limite du temps accordé à chaque intervenant.

 Les forces démocratiques belges ont toujours un devoir vis-à-vis des peuples de Turquie, de même que vis-à-vis des démocrates turcs, victimes de la répression exercée par les dirigeants de ce pays, membre du Conseil de l’Europe, membre de l’Otan, de surcroît membre candidat à l’Union européenne.

Erdogan et ses complices ne méritent jamais le tapis rouge, mais un feu rouge tant qu’ils ne respecteront pas les conventions universelles et européennes des droits de l’homme et des peuples.
Merci de votre patience…

http://www.info-turk.be

Pour aller plus loin

La Rédaction

Madaniya - Civique et citoyen. Madaniya s'honore de la responsabilité d'abriter au sein de sa rédaction des opposants démocratiques en exil, des rechercheurs, des écrivains, des philosophes en provenance d'Afrique, des pays du golfe, du Moyen-Orient, et d'Amérique latine, dont la contribution se fera, pour ceux qui le souhaitent, sous le sceau de l'anonymat, par le biais de pseudonyme.

Tous les articles de La Rédaction