Dernière mise à jour le 26 juin 2016
Par Harana Paré (1).
Avec l’aimable autorisation du site repères-antiracistes.org
De toute évidence, en Afrique, les ethnies existent (1). Ce sont des réalités socio-historiques qui, comme telles, structurent entre autres, les sociétés et caractérisent en leur sein des groupes sociaux d’appartenance collective, réelle ou mythique. Résultat de la longue durée historique, elles manifestent la diversité des cultures qui se traduisent alors, matériellement, par une production spécifique d’espaces socio-temporels intégrés qu’animent des langues, des pouvoirs locaux institués, des pratiques cultuelles propres, des modes de vie et des rapports sociaux de productions matérielles concrètes de classes ou de communautés de lignages.
De ce point de vue, il n’est pas faux de dire que les ethnies produisent l’ethnicité, tout comme les nations secrètent la nationalité. Forme élémentaire de la conscience d’appartenance à un groupe de référence identitaire, l’ethnicité déborde les individus et les marque, plus ou moins collectivement par des représentations ou des construits imaginaires polymorphes. Dans les contextes politiques marqués notamment par l’exacerbation des tensions sociales et où prédominent des rapports antagonistes violents de classes, l’ethnicité, faute de lucidité et de précautions, peut donner lieu à diverses manipulations idéologiques, et glisser inexorablement de l’appartenance ethnique, vers un ethnisme ou un ethnocentrisme réactionnaire. De tels ethnismes, à l’exemple des nationalismes étroits, fabriquent des clichés et, par dérives, préparent des ostracismes ou des massacres de masse (2).
I – Sortir d’une analyse substantiviste raciste de l’histoire africaine
Mais à expliquer ces horreurs qui caractérisent les crises actuelles en Afrique, par le seul facteur de l’ethnicité, comme tentent de le faire accroire certains auteurs et médias (3), c’est, idéologiquement, faire le choix d’une analyse biologisante qui occulte la dimension sociale et historique de ces crises dont les racines plongent dans les modalités d’articulations des sociétés africaines aux différentes phases d’expansion du capitalisme historique et néo-impérial. C’est aussi, derrière ces crises, cacher les enjeux et les acteurs réels qui les provoquent et les entretiennent et que sont les élites criminelles et mafieuses locales, la bancocratie mondiale et les multinationales occidentales intéressées à la prédation et au pillage de masses des ressources minières et énergétiques stratégiques (4). Et c’est, seulement, à ce niveau précis, que ces crises dites ethniques apparaissent véritablement, pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des crises d’articulation extravertie au capitalisme, avec en prime l’épanouissement d’un sous développement structurel.
Sans une analyse critique de ce procès historique, on s’interdit de comprendre les réactions ethnicistes qui adviennent en Afrique.
Une telle réflexion, d’emblée, s’inscrit dans un combat d’idées et de clarification conceptuelle contre des monceaux de représentations et d’illusions plutôt politiques qu’identitaires ethniques, entretenues et véhiculées par de multiples acteurs au service continu du capitalisme. Et parmi ces acteurs, figurent au premier rang, les États contemporains dont on sait de toute évidence, qu’ils assurent les fonctions éminentes de prolongement et d’encadrement périphérique de la domination et de l’exploitation capitaliste. Dans ces conditions, la principale porte d’accès à l’analyse de l’articulation extravertie des sociétés africaines au système capitaliste s’ouvre par une clé double: la mise en place du système colonial et sa continuation néocoloniale.
Dès le départ, la cause est entendue. La vision idéologique qui découle du colonialisme, perçoit, avant tout, les crises africaines passées et actuelles, comme des crises de sauvagerie tribale ou ethnique. Or, à y regarder de près, ces crises s’inscrivent bien dans la dynamique de l’Histoire. Hier encore, et bien souvent, elles visaient à réaliser des projets d’États précis, fondés sur des oppositions de classe et idéologiquement nourris, suivant les contextes locaux, par l’islam ou des mythologies dynastiques, inscrites dans la durée (5). Ces États précoloniaux étaient appuyés sur des structures sociales plus ou moins achevées de classes et encadraient des complexes sociaux pluriethniques et dont nombre gravitaient sur leurs périphéries où leur emprise hégémonique restait faible. Ces États se partageaient donc des espaces plus ou moins vastes, à positionnement interne ou côtier, préforestier ou sur plateaux, forestier ou en savane et leurs stratégies visaient, entre autres objectifs, le contrôle des grands axes du commerce international, animé, ici et là, par les produits de la traite tardive et de luxe destinés à la consommation de prestige des classes oisives et nobiliaires.
À la périphérie de ces États, vivaient des communautés villageoises indépendantes (6), plus ou moins organisées sur le modèle de l’autogestion communale et démocratique. Ces communautés sont restées préoccupées par la paix en tant que condition nécessaire à la production stable de la vie sociale. Jalouses de leur autonomie, elles n’étaient pas traversées d’oppositions de classes, et de ce fait, n’étaient pas régies par des pouvoirs de type coercitif. Mais elles subissaient souvent les pressions des États centralisés environnants. Ces pressions se traduisaient par des opérations de prédation ou de pillage organisées au bénéfice des aristocraties locales détentrices des pouvoirs de classes. De cette façon, ces États exportaient ainsi les procès d’extorsion du surtravail exigé des paysanneries locales, écrasées de labeur et dont l’identité ethnique, dans tous les cas, restait au final le fruit de multiples recompositions, arrangements et intégrations d’éléments lignagers d’origines diverses. Toutes considérations qui font relever les frontières ethniques de l’ordre de la discontinuité spatiale.
Dans ces conditions, les conflits d’États demeuraient bien des conflits politiques éloignés de préoccupations ethniques. Leurs enjeux étaient connus et aboutissaient, au final, au contrôle du grand commerce transafricain de luxe conjugué avec des besoins d’élargissement de la base sociale pluriethnique soumise aux ponctions et prélèvements économiques de toutes sortes, c’est-à-dire tout sauf de vains massacres ethniques dictés par des fureurs instinctives de sauvagerie tribale. Même dans les cas de conflits opposant des entités politiques communautaires villageoises, les violences unanimes étaient rares et les enjeux solidaires nombreux que traduisent des échanges d’ordres divers: rituel, marchand, matrimonial, foncier, etc. Les forces mobilisées, dans de pareils cas, restaient ridicules, comparées aux niveaux de mobilisation des formations politiques de type classiciste.
Ces conflits communautaires lignagers, dénués d’enjeux de classes, aboutissaient rarement à des massacres de masse. Bien évidemment, elles laissaient quelques victimes sur les lignes d’affrontement et ressemblaient plutôt à des guerres sportives, largement encadrées par des codes sociaux rituels et impératifs qui imposaient des règles strictes: respect des jours de paix, des femmes, des enfants, des modalités de réconciliation ou de reprise des hostilités, etc. Toutes considérations qui, en définitive, démentent les clichés qu’a donné l’ordre colonial, de ces guerres et crises pré coloniales africaines, afin de se présenter en stabilisateur conquérant des contextes sociaux africains.
Dans la même veine de pensée, nombre de résistances à la colonisation, ont été marquées par des mobilisations pluriethniques, malgré les initiatives de divisions et de récupérations politiques. Pour preuve, et entre autres, on peut citer les efforts de résistances exemplaires de Samori Touré(7) qui a rayonné entre 1880 et 1898 sur l’ensemble Haut-Nigérien; un complexe multiethnique pré forestier, à cheval sur la Guinée, le Sud-ouest du Burkina-Faso, le Mali et le Nord de la Côte d’Ivoire. De même, au Soudan, pour se limiter à ce cas, entre 1880 et 1885, la révolution mahdiste avec Mohammad Ahmad dit le Mahdi affiche le même caractère multiethnique.
Des développements similaires de luttes pluriethniques ont marqué également l’ensemble des mouvements de décolonisation. Et c’est en niant idéologiquement et matériellement cette inscription pluriethnique des sociétés africaines dans la temporalité historique, que le système colonial européen, au service du capitalisme, jette les fondements d’une perception ethnicisée des réalités sociales en Afrique. En employant tous les moyens pour démembrer et reconfigurer l’espace socio-historique des peuples d’Afrique, en plaçant hors du champ historique, l’invention du social par les Africains, la domination et sa continuation néo-capitaliste ont conduit à la reproduction extravertie et violente des rapports sociaux en Afrique, tout en prenant soin, par camouflage idéologique et intérêts, de les réduire à l’expression d’une barbarie consubstantielle, voire dictée par un déterminisme ethnique propre aux Africains mêmes.
II – Ordre colonial et continuités néo-coloniales
Pour les besoins du procès –au sens de processus- de la domination, tout a été convoqué et manipulé : la socio-production identitaire des colonisés mêmes, l’ethnologie et la géographie coloniale (8), l’Eglise et la Bible, etc. Le but de l’opération: aider les administrations à établir les tables de l’ethnicité africaine, doublées de tout un corpus idéologique conséquent. A tout va, les structures coloniales vont alors répertorier, recenser, classer, comparer et hiérarchiser biologiquement, à la manière des entomologistes, les Africains et leurs ethnies pour découvrir ainsi au passage et sans surprise, des «sauvages», quelques «civilisés ressemblants» avec étonnement, des «laids», quelques «beaux aux traits affinés et donc dignes de confiance», des «menteurs, des fainéants, des belliqueux», et rarement des «travailleurs et des créateurs», etc.
Et c’est ce corpus d’identification et de classification déterministe, conjuguée avec des a priori biologisant qui va servir de vade-mecum idéologique destiné, non seulement à légitimer la domination-exploitation, mais surtout à formater les opinions occidentales quant à leur perception des réalités sociales et du mouvement de l’histoire en Afrique.
Le même corpus, enseigné et répété aux colonisés, va cristalliser sous la forme d’une conscience réactionnaire chez ces derniers mêmes, privés d’autonomie de pensées justes, vue la situation d’assujettissement et d’aliénation prolongée et de conditionnement réflexe dans laquelle ils se trouvent, même après les indépendances et qu’impose l’expansion, sans cesse renouvelée, du capitalisme. Or dans sa phase actuelle, il n’échappe à aucune analyse lucide le constat banal suivant: le capitalisme reste aujourd’hui, porté par des multinationales tentaculaires et un impérialisme de recolonisation globale du monde, basée sur la privatisation des biens publics et le contrôle brutal des ressources stratégiques et énergétiques (9).
Les grandes firmes transnationales et les grands États capitalistes à leur service et de concert, savent tout mettre en œuvre et par tous les moyens de la désinformation, la coopération illusoire ou l’occupation-ingérence brutale, sans oublier les bases militaires domiciliées, pour imposer aux sociétés locales, des politiques de déterritorialisation privatives et d’inspirations néocoloniales. A ces fins, devient indispensable, le truchement des élites de connivence et des classes sociales dominantes qui tiennent les sommets des États dépendants. Et c’est sur ce terreau que prospèrent les prétendues crises ethniques africaines. A bien des égards donc, ces poussées de relents ethnicistes, ressemblent plutôt à des crises d’expressions sociales, générées par les contradictions du capitalisme néo-impérial dont les effets sociaux déstructurants sont à l’œuvre dans les formations sociales périphériques et dominées des États dépendants. Loin d’être des crises de confrontations qu’imposeraient d’éventuelles distances d’identités et de cultures, elles expriment plutôt la violence des distances socio-économiques au sein des États.
En transformant ces États-nations en simples coursiers au service des multinationales au détriment des peuples, en organisant et en accompagnant le pillage et/ou la prédation structurelle des ressources à leurs seuls profits, les élites au pouvoir, à vrai dire, ne s’embarrassent plus de soucis de développement national. A ce niveau, elles n’affichent plus que des simulacres de gestion publique sous forme de distillat idéologique qu’elles manipulent et destinent au maquillage politique du processus de « l’accumulation primitive » qu’elles opèrent sur le dos des populations laborieuses des villes et des campagnes et dans lequel elles s’inscrivent en tant que couches bénéficiaires et forces d’accompagnement du sous-développement. Du même coup, elles renforcent, consciemment ou naïvement, l’articulation néolibérale des formations dominées aux anciennes métropoles de l’exploitation continue et domiciliée.
Un tel procès de privatisation de l’État-nation, réduit, de toute évidence, les capacités de celui-ci et le confine exclusivement dans des fonctions régaliennes purement coercitives, tout en le rendant, au passage, inapte ou peu enclin à mettre en place des projets d’émancipation collective. Dans ces conditions les tensions sociales s’accroissent, le civisme s’effrite et les premiers nationalismes des indépendances qui avaient tenu lieu de ciment se lézardent. Inévitablement, l’État-nation se retrouve exposé aux coups d’État (10), aux crises de sécession de type régional-ethniciste, aux déchirements électoraux ou aux crises urbaines et syndicales de vie chère. Si seules, ces dernières, expriment des préoccupations de classes sociales dominées, toutes ont, cependant en commun, la spécificité de relever, des contradictions d’une promesse de développement bloqué et extraverti par la dépendance au système capitaliste.
Dans un tel contexte socio-historique, il n’est pas étonnant que des processus de replis identitaires ou régionalistes voient le jour et se développent.
Le vernis de l’idéologie de la nation se craquelle par déficit de conviction. La crise en mettant à nu les contradictions sociales les accentue. Sous l’effet combiné des politiques de prédation ou de manipulation illusoire, ces tensions, par diversions, finissent par être soumises à des interprétations ethnicisantes que vont vivifier, au final, l’accaparement patrimonial et privé de l’État par les différentes fractions clientélistes des couches dominantes. Entre elles, s’aiguise alors la course pour la caporalisation des institutions et le contrôle des segments d’état rentables et captateurs des fonds de mise en dépendance. Bien évidemment, ces fonds sont fournis par la dette dite d’aide internationale au développement. Ils sont accordés par les différents réseaux et relais institutionnels du capitalisme mondialisé que sont les grandes banques (11) et autres organismes de coopération, sans oublier le redoutable « Club de Paris » où sont négociés, rééchelonnés et imposés les services de la dette ; et où les États dépendants qui tentent de redresser la tête sont carrément humiliés. A ce titre, les réseaux françafricains (12), loin d’être en reste, ne sont justement pas animés par des enfants de chœur. A l’occasion, les uns comme les autres, se révèlent prompts à tirer les ficelles de l’ethnisme au nom même de la démocratie.
Dans ce jeu complexe, certains secteurs d’exercice de la domination sont marginalisés par des mésalliances politiques conjoncturelles. Ceux en pole position, au sommet du pouvoir, munis de la seule boussole de leurs intérêts immédiats, se retrouvent sans légitimité populaire et à court de projets émancipateurs. Dans ces conditions, les uns comme les autres, finissent par recourir à ces idéologies de rechange que constitue la mobilisation réactionnaire d’imaginaires ethnicisants, conjuguée, du même coup, avec l’abandon de toute analyse de la situation sociale en terme de classes que le nationalisme des indépendances tendait déjà à occulter, dans le cadre de la nation en début de construction. Résultat, les procès de détribalisation amorcés, dès les premiers moments de la colonisation jusqu’aux indépendances, lors des luttes politiques et syndicales d’émancipation à tous les niveaux, sont sapés par la mise en œuvre de politiques néocoloniales au bilan catastrophique: indépendances confisquées, endettement honteux et véritable frein au développement, politiques de pillage structurel organisé par les élites et les classes sociales dominantes au pouvoir, brutalisation des consciences critiques et misère abyssale des couches pauvres. D’où l’acuité des tensions sociales dans les villes, comme dans les campagnes, conjuguées avec des rancœurs régionales qui s’amoncellent, sans traduire véritablement le creusement de distances culturelles irréversibles.
III – Derrière l’ethnicisme et le racisme: des valets, des multinationales et la bancocratie mondiale
D’une certaine manière, le plombage de la construction nationale, le sous-développement structurel, imposé par les logiques d’expansion du capitalisme en périphérie et les choix politiques de prédation mafieuse et d’intimidation des esprits lucides opérés par les éléments les plus brutaux des élites au pouvoir, finissent inéluctablement, par favoriser, en réaction, l’émergence de courants régionalistes, ethnicisants, et rétrogrades. Ceux-ci s’affirment concomitamment à l’échec politique des bandes organisées au sommet des États. Et c’est ainsi que le dépérissement de la nation entraîne l’affirmation des identités ethniques voire d’entités régionalistes rarement progressistes et servant de bases d’appui à des opérations malhonnêtes au profit du capitalisme généralisé. L’approfondissement inégalitaire de la ponction mafieuse opérée sur les biens publics, renforce donc les tentations de glissements vers l’ethnicisme et le régionalisme politique. Et c’est aussi pratiquement dans ce décor de ruine sociale de la nation que s’élèvent et se consolident des carrières politiques de satrapes africains, peu soucieux de leurs peuples et décidés à moisir au pouvoir (13).
Pour de tels personnages, l’État acquis par coups d’état et confiscations électorales successives, devient de fait un fief et une simple satrapie où la puissance des bandes se mesure à leurs capacités et aptitudes à opérer des enracinements locaux ou régionaux de type ethniciste par les moyens les plus hétérodoxes: pressions et répressions politiques, corruption, népotisme, etc. L’ethnisme prend alors corps et fonctionne idéologiquement comme un micro-nationalisme de dissidence de type réactionnaire. Il fonde l’illusion de l’unité ethnique incarnée par des personnalités et des mythologies et occulte les intérêts de classe sociale à l’échelle locale. Sur le plan instrumental, un tel ethnisme, se présente comme la capacité des élites à satisfaire des demandes locales de modernité et de développement, hors État ou contre celui-ci, des régions d’où elles sont originaires. L’exemple même est donné par les sommets de l’état central. Ce dernier est caporalisé comme fief et mis au service exclusif de la région ethnique d’origine du satrape au pouvoir (14). Une telle caporalisation de l’organe central, conjuguée avec les attentes exogènes de la domination néo-impériale, rendent le pouvoir inapte et impuissant à opérer de façon égalitaire et équilibrée, l’équipement en infrastructures collectives et socio-économiques de l’espace de la nation. Voilà pourquoi, on peut affirmer, sans se tromper, que les politiques inégalitaires d’états inscrits dans des logiques néocoloniales, sont aux fondements de l’ethnicisme. Les inégalités sociales, ou régionales et l’absence ou les carences d’une politique cohérente d’aménagement intégré des territoires participent directement ou indirectement à l’éclosion des logiques ethnicistes à tendances régionalistes, tout comme l’incapacité sociale des régimes à s’émanciper des cadres étroits du localisme clanique et du néocapitalisme destructeur de capacités d’épanouissement social.
Sortir de ces impasses n’est pas impensable, mais exige certainement d’autres choix politiques qui portent l’émancipation et la gestion équilibrée au plan social des contextes pluriethniques. Ces derniers, loin d’être des clôtures imaginaires fermées, restent avant tout, et en définitive, des marqueurs culturels ouverts et inscrits dans la longue durée historique des sociétés et des États africains. En ce sens, la pluriethnicité, comme inscription socio-identitaire et langage multiple, signe plutôt, la richesse culturelle des nations. Cependant, l’exposition à l’ethnisme ou à l’ethnocentrisme étroit, reste potentiellement dangereuse et porteuse d’oppositions identitaires illusoires violentes au grand bénéfice des tenants de l’ordre social et dont l’expression, en dernière instance, découle des désordres du capitalisme.
Ces déchaînements de violences identitaires manipulées, atteignent des sommets inimaginables, dans les contextes sociaux marqués notamment par la mono-ethnicité. C’est le cas en Somalie et au Rwanda où les maquillages idéologiques ont servi à déguiser, sur la longue durée, des opposions de classes en oppositions pseudo-ethniques. Réappropriées sous la forme cristallisée de consciences identitaires partagées, ces oppositions pseudo-ethniques se sont révélées très virulentes dans les moments de tensions sociales et d’instabilité politique alimentée par les distorsions d’enjeux néocoloniaux. Elles ont, de la sorte, conduit au démembrement étatique de la Somalie ou au génocide au Rwanda par exemple.
CONCLUSION
D’où la nécessité de réfléchir de façon critique à la question ethnique, et aux concepts qu’elle induit, en liaison avec la question sociale propre aux États pluriethniques africains. En soi même, les ethnies et l’ethnicité à l’exemple de la nation et la nationalité, ne confèrent aucune qualité particulière de substance aux individus qui s’y reconnaissent.
Mais manipulés, de façon a critique, conjugués avec l’oubli ou l’occultation des contradictions de la donne néocapitaliste, ils exposent à des confusions d’analyses de contextes socioculturelles, complexes.
Placés dans l’étau de politiques réactionnaires, propres à nombre de contextes nationaux africains, l’ethnie et l’ethnicité deviennent invariablement des écrans qui occultent les contradictions violentes de classes, cachent les enjeux de la prédation et de la domination néocoloniale qu’organisent les élites locales criminelles en lien avec les structures du grand capital et de la bancocratie mondiale; ce qui inévitablement conduit à des crises explosives de guerres ethnico-civiles meurtrières de masse.
Un constat banal signe cette réalité: rares sont les Africains qui ne se reconnaissent d’aucune ethnie. Il existe cependant, dans les villes des éléments totalement détribalisés et qui ne pratiquent aucune langue africaine propre au continent et donc ne s’expriment que dans les langues de colonisation. La question de l’ethnie en Afrique a été en France, l’objet de débats dans les années 80 dans les sciences de l’homme. J L Amselle et Elikia Mbokolo ou J.P. Chrétien ont, à leur façon, alimenté ce débat par les publications suivantes: Jean-Loup Amselle et Elikia Mbokolo, Au cœur de l’ethnie…Paris, Ed. La Découverte, 1999. J.Pierre Chrétien et G. Prunier, Les ethnies ont une histoire. Paris, Ed. Karthala, 2003.
Ce débat a interrogé la pertinence du concept d’ethnie sans nier l’objet, et critiqué l’abondance des approches a-historisantes. On pense au génocide au Rwanda en 1994 et aux violences des guerres civiles au Nigeria, au Soudan, en Sierra-Leone, au Liberia, en Somalie, etc..
D’une façon générale les médias traitent l’actualité africaine sous un angle simpliste et économe en explications contextuelles, comme nombres d’auteurs aux vues étroites. Un exemple récent: Stephen Smith, expert autoproclamé, armé de raccourcis à deux balles, il éclaire tout un continent par des préjugés et des clichés éculés d’un autre âge. Il n’est malheureusement pas un cas isolé dans certains secteurs des élites de l’État français soumis à des vents nauséeux.
Lire Boubacar Boris Diop, Odile Tobner, François Xavier Verschave, Négrophobie Paris, Ed. Les Arènes, 2005 en réponse à Négrologie » Paris, Ed. Calmann-Lévy, 2003 de Stephen Smith et autre discours de Dakar par N. Sarkozy.
Nous donnons ici quelques exemples français à savoir: Elf-Total-Fina, Bolloré, Bouygues, Lafarge, Générale des Eaux. Ces groupes participent activement au démantèlement des structures publiques d’encadrement social des États du pré-carré français en Afrique. Ici le contrôle des sources d’énergies par les groupes pétroliers français en Afrique centrale a fait plus de 100.000 morts au Congo. Ce qui nous fait dire que les morts congolais sont plutôt des morts du capitalisme et non de guerres ethniques. A cela, il faut ajouter l’instabilité structurelle entretenue en RDC-ex Zaïre, le pillage organisé de ses ressources par les multinationales occidentales en lien avec les élites locales, depuis l’assassinat de Patrice Lumumba en 1961. Ces opérations de prédation n’épargnent aucun pays ou secteur: les télécommunications, les forêts, l’eau, l’éducation, la santé, tout y passe, conjugué avec des contrats de ventes d’armes et le soutien aux divers satrapes au pouvoir.
Sans entrer dans les détails, nous citerons les exemples de États d’Ousmane Dan Fodio au Nigeria, Cheikh Hamadou à Djenné-Tombouctou, Mohamed Bello à Sokoto, El Hadj Omar au Fouta Djalon et Macina, ou les États Mossi, le Bénin, l’Ashanti ou Kong et le Gwiriko. Cf J. Capron, Les communautés villageoises Bwa, Mali-Haute-Volta et Harana Paré, La société Samo à la fin du XIXème siècle et la conquête coloniale française…
Cf Y Person Samori: une révolution Dyula 3 vol. Paris, Mémoire de L’IFAN. 1963-1975.
L’ethnologie se développe avec la colonisation et ne s’en affranchit que tardivement. Quant à la géographie, elle accompagne les voyageurs-explorateurs en fournissant à l’opinion, au travers de son réseau de sociétés locales, l’exotisme des espaces lointains peuplés de sauvages.
Seules de rares personnalités comme Elisée Reclus échappe à la fin du XIXème siècle aux pièges d’une géographie nomenclaturale, exotique et déterministe. Cf. Reclus Elisée, L’Homme et la Terre, 2 vol. Paris, Ed. La Découverte, Maspéro, 1982.
Voir note (4). Entendre par bancocratie mondiale tout le système du FMI et de la Banque Mondiale en plus de toutes les structures annexes qui contribuent à la financiarisation et à la privatisation des économies à l’échelle de la planète. Derrière les crises dites ethniques en Afrique se trouve également cette bancocratie mondiale mobilisée et en guerre contre la souveraineté des nations et des peuples. Idéologiquement, elle est un grand contributeur à l’ethnisme et au racisme dans le monde et en Afrique. Les contradictions qu’elle génère dans les sociétés restent éminemment le carburant de tous les racismes que manipulent au service de leur carrière, des élites politiques réactionnaires, mafieuses, sans scrupules et sans projet porteur d’émancipation sociale.
De 1960 à 1980, pour ne citer que cette période, sont dénombrés, hors tentatives avortées, 41 coups d’État réussis en Afrique. A la même époque, les pays dits stables, comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou le Gabon pour ne citer que ces exemples, relevaient bien souvent de la zone d’influence directe des politiques néocoloniales et des réseaux françafricains soutenus par des bases militaires domiciliées et encore opérationnelles de nos jours.
Quelques exemples: FMI-BM (Fonds monétaire international – Banque Mondiale) FED (Fonds européen de développement) BAD (Banque arabe de développement), etc.
Cf Verchave F. Xavier, -La Françafrique, le plus long scandale de la république, Paris Edit Stock 1998.
-Agir ici –Survie, Dossier: Trafics, barbouzes et compagnies, Paris, Edit L’Harmattan 1999
-L’envers de la dette. Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola,…Paris, Ed.Agone, 2001.
Le Messager (Douala): Paul Biya (Cameroun), Omar Bongo (Gabon), Obiang Nguema (Guinée Equatoriale), Idriss Deby (Tchad), Sassou Nguesso (Congo), Blaise Compaoré (Burkina-Faso), à eux seuls, totalisent plus de cent vingt ans au pouvoir sans transformation sociale émancipatrice véritable pour leurs peuples.
Les exemples sont nombreux de satrapes africains qui, faute de toute politique d’aménagement réfléchie de l’espace de la nation réappropriée, se paient l’amusement grotesque de transférer dans leur village natal, le palais présidentiel, l’université, l’aéroport ou le port, le zoo public, l’hôpital central, le stade omnisport et le terrain de golf qui va avec, nombre d’infrastructures hôtelières de luxe et le dernier projet clé en main ou de mise en dépendance grâce la coopération extérieure. Toutes initiatives qui aggravent les rancœurs ethniques et dépossèdent nombre de villes importantes de toutes infrastructures collectives dignes de ce nom.
Harané PARÉ, enseignant, militant de l’AFASPA (Association française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique) intervention faite au colloque «Pour une lecture profane des conflits et des guerres – En finir avec les interprétations ethnico-religieuses. Samedi 25 octobre 2014
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- V. Vakhrouchev, Le néocolonialisme et ses méthodes. Moscou, Ed. du Progrès, 1974
- Verchave F. Xavier, -*La Françafrique le plus long scandale de la république, Paris Edit Stock 1998.
-*Agir ici –Survie, Dossier: Trafics, barbouzes et compagnies, Paris, Edit L’Harmattan 1999
-*L’envers des la dette. Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola, Dossier noir de la politique africaine de la France n° 16,2001, Agone, 225 p. - Yves Benot, Indépendances africaines, 2 vol.Paris, Ed. Maspero, 1975.
- Yves Person Samori: une révolution Dyula 3 vol. Paris, Mémoire de L’IFAN. 1963-1975.
Illustration
L’armée congolaise est revenue à Goma le 3 décembre 2012 après que les rebelles du M23 se sont retirés de la ville. (AFP/Phil Moore)