Dernière mise à jour le 18 novembre 2016
Par Véronique Pinguard
1 – Les migrants noirs sont pris dans les écheveaux d’enjeux internationaux qui parfois les dépassent
Le Nord du Maroc est le point de départ de la plupart des tentatives d’entrée clandestine en Espagne. Comme nous l’avons vu il n’y a que 14 km entre les deux rives du détroit de Gibraltar. Les routes de l’immigration subsaharienne ont comme destination principale les villes autonomes espagnoles de Melilla (12,3 km² pour 80.000 habitants) et Ceuta (19 km² pour 74.000 habitants), la seule frontière terrestre européenne dans le nord de l’Afrique. En mai 1991, l’Espagne, comme tous les pays membres de l’espace Schengen, décide d’instaurer un système de visas pour tous les ressortissants étrangers. Depuis, le flux d’immigrants clandestins – Marocains, Maliens, Sénégalais, Mauritaniens et autres Africains ne cesse d’augmenter. Différent moyens de transports sont utilisés pour atteindre le continent Européen. Les migrants clandestins sont majoritaires à traversent la méditerranée en utilisant des pateras (des petits bateaux de pêche) ou des Zodiacs (bateaux plus adaptés, plus larges et plus rapides).
De nombreuses mafias organisent et facilitent le départ des bateaux de fortune. Ils sont généralement 40, 50 voire même 70 migrants entassés dans les bateaux. Ceux qui n’utilisent pas les bateaux, se cachent dans des camions ou des fourgonnettes.
Au cours des années, le profil des migrants a changé. En 2004, 15 675 migrants irréguliers ont été interceptés par les autorités espagnoles lors de leurs tentatives de traversée. Selon les estimations, environ 55% d’entre eux étaient d’origine marocaine et 43% d’origine subsaharienne. Depuis le début de la décennie 2010, ce sont les migrants subsahariens qui sont majoritaires à traverser la frontière avec l’Espagne.
2 – Une question de géopolitique interne : Le racisme envers les noirs
Des ONG ainsi que les commissions nationales qui luttent pour le respect des Droits de l’Homme ont accusé les autorités marocaines de bafouer les Droits de l’Homme des migrants lors des rafles et les expulsions. De surcroît, les Subsahariens sont victimes de racisme de la part d’une grande partie de la société marocaine. Ces attitudes racistes au Maroc ont toujours existé. Cependant depuis un peu plus de cinq ans, le phénomène s’est intensifié. Les préjugés contre les Subsahariens sont très ancrés dans les mentalités. En fonction du pays d’origine, les Marocains n’ont pas le même regard sur les Noirs.
De manière générale, les Sénégalais sont les plus acceptés car le pays est considéré comme «le plus civilisé et le plus riche» d’Afrique. Les pays suivants sont vus comme des pays également civilisés: La Guinée, le Gabon, le Cameroun (à cause du football), le Kenya (à cause de l’athlétisme), le Congo-Brazza, la RDC, la Guinée équatoriale et Madagascar (où Mohammed V fut bien accueilli lors de son exil). Mais le reste de l’Afrique est considérée comme «une jungle» (1).
Les insultes et les jets de cailloux et/ou de fruits dans la rue sont les pratiques les plus courantes. «Qird» (singe), «khanzir» (cochon), «zeïtoun» (olive), «choqlata» (chocolat), ou encore sale nègre sont des termes insultants utilisés pour désigner les Subsahariens. «Abd» (esclave) est un terme péjoratif, qui désigne l’esclave et «l’homme noir. Il est difficile de savoir si les Marocains les utilisent publiquement sur le ton de l’humour ou s’ils pensent ce qu’ils disent et comprennent ce que ces termes signifient vraiment.
Même si certains les répètent uniquement à force de l’entendre dans la rue, comme l’explique Mahamet Timéra (2), le fait d’utiliser ces termes contribue à garder cette relation de «maître-esclave» entre les deux groupes «identitaires».
Les actes racistes vont parfois même plus loin que des insultes. Les Subsahariens ont un accès difficile au logement. Les Marocains doublent le prix des loyers quand ils leurs louent des appartements.
Principalement à Casablanca, les Subsahariens se voient refuser des locations d’appartements uniquement parce qu’ils sont noirs. Il y a également des agressions physiques, pouvant aller jusqu’au meurtre.
À Tanger, des Subsahariennes sont fréquemment violées. Pour ne citer qu’elle, en 2013, Tina Melon, une adolescente ivoirienne de 16 ans dit avoir été violée par quatre membres des forces auxiliaires. Les étudiants noirs sont régulièrement victimes d’agressions sur leur campus et dans les rues, certaines ayant même abouti à des hospitalisations (3).
En 2013, on dénombre une dizaine de victimes «officielles», décédées à la suite d’abus de violences commis par des forces de l’ordre marocaines. Parmi eux, un jeune émigré muni d’une carte de séjour a été violemment jeté d’une fourgonnette de police à Tanger. L’affaire a été portée devant la justice mais aucun jugement n’a été rendu à ce jour. Au printemps 2013, un militaire a été arrêté à Fès pour avoir poignardé un jeune Sénégalais. Fin juillet 2013 à Tanger, un enseignant congolais est décédé cinq jours après avoir été jeté d’un bus par des policiers. Et une dizaine de jours plus tard, Ismaïla Faye, un Sénégalais de 30 ans, a été assassiné à Rabat de plusieurs coups de couteau, après une altercation avec un marocain car il s’était assis à côté d’une marocaine dans un bus.
Entre juin et août 2013, quatre nouveaux crimes ont été commis contre des subsahariens, perpétrés tant par des policiers que par des citoyens ordinaires.
À la suite au décès du jeune Camerounais, des Tangérois ont manifesté pour exprimer leur mécontentement de la présence des Subsahariens à Tanger, tout en expliquant que le peuple marocain n’était pas un peuple raciste mais qu’ils réagissaient par peur pour leurs enfants.
Le quartier Al Irfane à Tanger, situé en banlieue de Tanger, est composé de 20% de Subsahariens. Les tensions sont montées entre les communautés suites aux nombreuses agressions qui se sont déroulées durant l’année.
Au mois d’Août 2014, c’est avec des machettes que près de 50 Marocains sont descendus dans les rues de Tanger et ont violentés des Subsahariens. Il y a eu 5 blessés. Les forces de l’ordre ont observés toute la scène mais ne sont pas intervenus pour arrêter les agresseurs (4). Dans la majorité des cas il est impossible de savoir si les agresseurs ont été attrapés par la justice et jugés pour leurs actes. Peu de médias donnent les informations sur les agresseurs et la justice ne permet pas l’accès aux documents relatant les faits.
Les politiciens alimentent également ces stéréotypes. En mai 2012, Abdelhadi Khayrat, député de l’USFP (5), lors d’une audience des questions orales à la Chambre des députés, a comparé les migrants subsahariens à des drogués et des terroristes formés en Libye après la chute du régime de Kaddhafi. Il a également déclaré que selon lui, ces migrants étaient une menace pour le Royaume (6).
Les médias et la presse écrite jouent un rôle important dans la diffusion de cette «mauvaise» image dont sont victimes les subsahariens. La principale source d’information dans le pays est le média audiovisuel.
Les deux chaînes publiques 2M et la RTM contribuent à offrir une image de l’immigrant centrée sur l’aspect sécuritaire, en insistant sur les succès des forces de l’ordre dans leurs opérations d’arrestation d’immigrants en transit en situation irrégulière.»(7). On retrouve les propos les plus xénophobes dans les publications de faibles tirages plus ou moins liées à des partis politiques ou alors que l’on peut trouver relativement partout au Maroc.
Au début de la décennie 2000, un journal avait exposé les faits sur l’assassinat d’une petite fille et avait tenu des propos tels que «cannibales» pour désigner des hommes noirs impliqués dans l’affaire. Dans le journal Al-Haraka, l’intitulé d’un article était «Maroc. Terre des déchets humains de l’Afrique Subsaharienne»(8). Les articles qui ont suscité la plus grande réaction de la part des sociétés marocaines et subsahariennes sont ceux du journal Maroc Hebdo International. À un an d’intervalle, ce journal a publié deux articles sur la condition des Subsahariens clandestins au Maroc.
Le premier, écrit par Abdelhak Najib le 4 novembre 2012 fut intitulé «Le péril Noir»(9). «Des milliers de subsahariens clandestins au Maroc. Ils vivent de mendicité, s’adonnent au trafic de drogue et à la prostitution. Ils font l’objet de racisme et de xénophobie. Ils posent un problème humain et sécuritaire pour le pays.» Cela est un exemple des propos tenus par l’auteur. On peut également lire que les subsahariens sont «de plus en plus des dealers».
Le second fut un an après le 13 septembre 2014 (10). Ce fut un dossier intitulé «Le Maroc pris au piège» dans lequel on pouvait lire que le Maroc est «pays d’accueil, malgré lui, d’immigrés subsahariens. Une charge dont il n’a pas les moyens».
Dans ces articles, les immigrés sont rendus responsables de tous les maux qui touchent le Maroc : prostitution, mendicité, occupation des lieux publics, atteinte aux biens et à la sécurité des personnes, maladies sexuellement transmissibles etc.
3 – Les représentations au sujet des Noirs
De manière générale, le stéréotype de l’homme noir est un être violent, païen, porteur du Sida, sorcier pratiquant de la magie noire (11) et qui a une sexualité débridée.
Les Subsahariens sont stigmatisés comme à l’époque où l’esclavagisme était encore une pratique courante dans le royaume. Jusque dans les années 1950, le nombre d’esclaves noires (domestiques, nourrices ou concubines) dans une famille marocaine, était un gage de richesse. Encore aujourd’hui, les Sénégalaises, par exemple, sont réputées et catégorisées pour «bien servir», et savoir également bien faire la cuisine exotique (12). Ce sont les seules qualités qu’on leur attribue. On leur accorde cela de par leur culture et leur pratique ethnique. C’est pour ces qualités que de nombreuses riches familles marocaines ont une domestique sénégalaise à leur service.
Il est intéressant également d’observer que les employeurs marocains embauchent d’autant plus une Sénégalaise musulmane qu’une non musulmane. Ils estiment que grâce à leur appartenance à l’islam, ces femmes peuvent être plus dignes de confiance ou sérieuses dans leur travail.
Les étudiants sont également victimes des stéréotypes. «Pour la majorité des marocains, nous restons des gens sales qui font trop de bruit et qui créent des problèmes», explique un étudiant camérounais. Les services de douanes les traitent comme des contrebandiers ou des dealers. Les longues fouilles corporelles sont également courantes.
De plus, «le Sahara constituerait un sas entre une Afrique blanche, arabo-musulmane et civilisée, et une Afrique noire, jungle de bêtes féroces et de sorciers vouée à l’anarchie»(13). Pouessel va même plus loin dans la représentation, elle parle de «dispositif scientifico-colonial à l’origine de la construction de ces deux aires»: le monde arabe et l’Afrique subsaharienne. Avec la montée du panarabisme et les indépendances des pays du Maghreb, la scission entre le Nord du Sahara et le Sud s’est accentuée (14).
Les Noirs des esclaves aux yeux des Marocains
La question de l’esclavage comme facteur explicatif au racisme n’est pas un argument avancé par tous. Il y a des discours différents entre les écrits scientifiques et les retours des personnes que j’ai interviewées pendant mon terrain au Maroc. Cependant il semblerait que le classement statutaire de l’époque persiste encore dans certaines mentalités marocaines (15).
La pratique de la traite des Noirs par les Arabo-musulmans se déroula du VIIe au XXe siècle (16). Du VIIe au XVIe siècle, pendant près de mille ans, ils ont même été les seuls à l’exercer. Par la suite, le Maghreb fut l’un des trois marchés esclavagistes, avec l’Amérique et les zones intérieures de l’Afrique (17). Au début du XVIe siècle, la traite des Noirs par le Maroc n’est pas monnaie courante. Les expéditions pour aller chercher des esclaves Noirs au Sahara ne se font qu’une à deux fois par an (18).
À la suite de l’effondrement en 1591 de l’empire Songhaï, (empire qui s’étendait plus ou moins sur le Niger, le Mali et une partie du Nigeria actuels) suite aux attaques pendant neuf ans de l’armée du Sultan Marocain, les Marocains repartent avec quelques milliers d’esclaves (19).
Au moment de l’expansion de l’exploitation de la canne à sucre qui constitue alors un tiers des revenus du pays et à cause de la forte présence commerciale portugaise dans la région (XVe-XVIe siècle), le Maroc a eu besoin de plus de travailleurs dans les champs et de soldats pour défendre sa position au sein du Sahara occidental. Il va alors chercher plus régulièrement des noirs sud du désert.
Le Royaume étend plus ou moins une domination sur la boucle du Niger (20). Jusqu’au XVIII le Maroc ne reçoit que quelques centaines d’esclaves soudanais par an. À la fin du XVIIIe siècle, c’est 7 à 8 000 captifs par an qui arrivent au Maroc. Alors que la traite atlantique européenne diminue progressivement au cours du XIXe siècle, les traites de part et d’autres du Sahara drainent 4 à 5 millions de personnes hors de l’Afrique noire continentale et prennent une ampleur conséquente. Au cours du XIXe siècle, toutes les grandes villes avaient un marché aux esclaves.
C’est à Marrakech que se trouvait le plus important (Malek Chebel). Ce n’est qu’en 1920 que le dernier marché aux esclaves au Maghreb fut fermé par les français lors de l’instauration du Protectorat au Maroc. L’abolition de l’esclavage au Maroc fut appliquée en 1922 (21).
Au sein du monde musulman, les captifs noirs ont eu différent rôles. Nombreux hommes furent pris comme esclaves pour la surveillance des harems. Ils étaient alors castrés pour prévenir tous débordements et afin d’éviter qu’ils n’engendrent.
La pratique de la castration a entrainé la mort entre 70 à 80 % des hommes qui la subissaient (22). Les plus forts étaient rattachés à l’armée ou étaient envoyés dans les propriétés agricoles et dans les mines de sel et d’or. Les femmes les plus belles étaient également dans les harems. Jean-Léon l’Africain nous apprend qu’au XVIe siècle, à Fez, au Maroc, le service des thermes était essentiellement assuré par des femmes noires.
Seul le monde arabe a rempli spécifiquement les fameux harems de femmes-esclaves déportées exclusivement dans un but érotique et sexuel. Elles étaient également un grand nombre à exercer les tâches domestiques dans les maisons privées ou devenaient gardiennes de troupeaux. Au sein des foyers et des harems, les relations sexuelles maître-esclave étaient courantes. La servante de la maison permettait notamment d’éduquer les fils de la famille. Dans les cas où des enfants naissaient de ces relations extra-conjugales, une législation avait permis aux femmes des harems de s’émanciper.
L’enfant étant musulman, car l’appartenance à l’islam est donné par l’homme, la femme devenait de fait également musulmane et pouvait espérer un meilleure statut et une plus grande reconnaissance de la part des Marocains. C’est pour cette raison que le prix d’une femme-esclave était bien plus élevé que celui d’un homme, même si ce dernier était considéré comme un être plus fort et plus utile pour les travaux exténuants (23).
En 1907, Michaux-Bellaire archéologue français vivant au Maroc au 19ème siècle, expliquait que «le principe de l’esclavage, c’est-à-dire de la propriété d’un être humain par un autre être humain» ne dérangeait absolument pas la société marocaine et qu’il était profondément inscrit dans les mentalités, et que les esclaves étaient considérés encore comme de la marchandise. Ainsi le racisme actuel semble profondément lié à l’essor de la traite des Noirs perpétuée par les Arabes. En pratiquant le racisme, on cherche à «nier la dignité humaine des hommes que l’on entreprend de traiter en esclaves»(24).
Des pratiques actuelles au Maroc, un esclavage moderne
Le Maroc occupe le 93e rang du « Global Slavery Index », indice mondial de l’esclavage moderne édité par la Fondation Walk Free (25).
Au Maghreb, c’est l’Algérie qui arrive en tête avec près de 70.000 esclaves (91e), suivie du Maroc (50.000 esclaves), de la Libye (18.000 esclaves) et de la Tunisie avec près de 9000 esclaves. (octobre 2013).
Au Maroc, des organismes internationaux ont dénoncé des cas d’esclavagisme moderne concernant des femmes domestiques (à majorité Sénégalaises) travaillant au sein de familles marocaines (26). Ainsi il semblerait que les domestiques effectueraient du «travail domestique» et du «service domestique».
Geneviève Fraisse (27) distingue les deux. Le premier étant toutes les tâches effectuées dans un foyer qui ne sont pas rémunérées, ni reconnues comme un travail en soi. Le «service domestique» quant à lui est effectué généralement par une personne extérieure au foyer, en échange d’une rémunération, un toit pour dormir et/ou toute autre compensation. Dans certaines familles, cela va même plus loin. Les domestiques ont des «services sexuels» à effectuer contre une indemnité.
Ainsi les relations sexuelles avec l’employeur sont courantes. Cela va même plus loin car il est arrivé que les femmes se prostituent par la suite et inversement. Les pratiques esclavagistes étaient les mêmes, c’est-à-dire «exploitation physique, sans respect de la personne, du travail effectué,» ainsi que les atteintes psychologiques humiliantes, dégradantes et insultantes (28).
Les servantes d’origines étrangères sont mal traitées sur leur lieu de travail. Ells sont considérées comme inférieures et stigmatisées comme femmes indignes. Le racisme est pratiqué consciemment ou inconsciemment au sein des foyers marocains qui se croient supérieurs à leurs domestiques. «Le racisme est défini en ce qu’il s’applique à l’étranger, à l’étrange, l’autre, l’hétérogène, en opposition à l’homogène, l’habituel, le moi» (29). La domination s’exerce par les conditions matérielles d’existence et les violences physiques, culturelles et sociales (30).
4 – La religion facteur de distanciation et d’intégration
La religion semble apparaitre comme un facteur à la fois de distance mais aussi de rapprochement. Dans le Coran, on peut lire des passages tels que : «Sourate 9:29. Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains, après s’être humiliés.»
«Sourate 8:17 Ce n’est pas vous qui les avez tués: mais c’est Allah qui les a tués. Et lorsque tu lançais, c’est Allah qui lançais, et ce pour éprouver les croyants d’une belle épreuve de sa part. Allah est Audient et Omniscient.
Autrement dit c’est l’absolution par avance pour un meurtrier pour peu qu’il tue un infidèle au nom d’Allah.»;«Sourate 4:89. Ils aimeraient vous voir mécréants comme ils ont mécru : alors vous seriez tous égaux ! Ne prenez donc pas d’alliés parmi eux, jusqu’à ce qu’ils émigrent dans le sentier d’Allah. Mais s’ils tournent le dos, saisissez-les alors, et tuez-les où que vous les trouviez ; et ne prenez parmi eux ni allié ni secoureur.»
D’après les écrits du Coran, les musulmans et les non musulmans n’apparaissent pas égaux. C’est pourquoi les Marocains pratiquants mettent une distance entre eux et les Subsahariens chrétiens. Cependant, la religion peut-être également le ciment des relations entre Marocains et Subsahariens musulmans. «Ce qui se révèle dans ces relations, c’est une fonction asymétrique du religieux ou des usages de l’étiquette religieuse: à la fois moyen de repousser, de construire la différence pour les uns et pour les autres, mais aussi moyen de se rapprocher, de s’identifier»(31).
Le thème de la religion est le point de départ de beaucoup de discussion entre les Marocains et les Subsahariens. Les Marocains échanges d’autant plus avec les Subsahariens et semble moins agressifs lorsqu’ils savent que leur interlocuteur est musulman (32).
Les tensions entre les communautés arabe et noire ne sont pas uniquement causées par les Marocains. Il arrive que les Subsahariens choisissent de ne pas se mélanger avec les Marocains. Certains musulmans subsahariens se considèrent inférieurs car ils ne pratiquent pas «un Islam central et pur» comme les Arabes. Les Subsahariens musulmans s’auto-dévaloriseraient vis-à-vis des musulmans marocains car ils ne pratiqueraient pas pour la plupart, la religion avec la langue arabe et considèrent que la langue anglaise ou française est dénuée de toute sacralité religieuse.
Les Subsahariens et particulièrement les Sénégalais se sont créé une image très sacrée de la pratique religieuse des Arabes. Avant de venir au Maghreb ils pensent que les religieux sont tous très cultivés et respectueux.
Une fois arrivés au Maroc, les migrants musulmans sont déçus de la pratique religieuse de certains Marocains. Ils remettent en question leur «hypothétique position d’infériorité» et dévalorisent certains Marocains. Cette dépréciation est basée sur leur non-respect des prescriptions de l’Islam. Pour certains musulmans subsahariens, les Marocains sont irréguliers concernant la pratique de la prière. Ils consomment de l’alcool et des drogues. Et leur rapport à l’argent et aux femmes est illicite.
D’après Mahamet Timéra, la religion apparaît de manière problématique dans le rapport des migrants subsahariens à la société marocaine (33). Les Subsahariens refuseraient tous liens religieux fraternels avec les Marocains. Pourtant tous les migrants que j’ai rencontré lors de mon terrain m’ont assuré que l’Islam était l’un des principaux facteurs fédérateurs entre les eux et les Marocain.
5 – Le Maroc et le Sénégal et la confrérie Tidjaniya
Les Sénégalais sont nombeux dans les villes marocaines, bénéficiaires d’un traitement de faveur à l’arrière plan d’ententes religieuses anciennes.
La plupart des vendeurs à la sauvette à Rabat ou Casablanca sont sénégalais qui ecoulent des bijoux, des statuettes et des peintures sénégalaises. Ils bénéficient du même statut que les Algériens et les Tunisiens.
Le Sénégal entretient avec le Maroc de très anciennes relations de différentes natures. L’entente entre les pays a toujours été bonne pour des raisons politiques, économiques mais surtout religieuses. D’après Anaik Pian, la relation de proximité et amicale entre les deux pays est un cadre structurant qui esquisse/trace des « rapports sociaux interethniques (34)». Des unions ont été très rapidement célébrées entre les familles nobles sénégalaises et les grandes familles de commerçants marocaines et fassies (à l’origine de la ville de Fès). Née alors une génération de Sénégalais, d’origine marocaine, tels que les Diouri, Hammoudi, Ben Jelloun et Lahlo qui ont occupé et occupent encore de hautes fonctions dans l’administration sénégalaise (35).
Le Sénégal soutient généralement le Maroc sur le plan politique, comme par exemple sur le cas du Sahara Occidental. À plusieurs reprises, lors des commissions de l’ONU le Sénégal demande aux instances internationales de respecter la position du Maroc. Sur le plan culturel, les échanges d’étudiants occupent une place importante dans la coopération entre les deux pays. Le Maroc facilite l’entrée aux étudiants Sénégalais depuis le début de la décennie 1960, 558 places sont réservées dans les universités publiques chaque année pour ces étudiants.
Le Maroc est la deuxième destination, après la France, des étudiants sénégalais, avec plus de 8000 étudiants. La coopération entre les deux pays concerne également le domaine religieux, notamment à travers la Tidjaniyya. La confrérie musulmane de la Tidjaniyya est née au Maghreb Centrak à Aïn Madhi (actuellement en Algérie).
La diffusion de cette confrérie a commencé à la fin du XVIIIème siècle. Elle a été créée par Ahmed al-Tijani (1737-1815) d’où son nom a été tiré. Sa doctrine (que l’on peut retrouver dans son ouvrage «Jawâhir al-maani»(36)) s’est développée dans une bonne partie du Maghreb et en Afrique subsaharienne.
C’est le marabout El Hadj Omar Foutiyou (~1725- ~ 1864) qui répandit sa doctrine au Sénégal, après avoir fait un pèlerinage à la Macque en 1827 où il fit la rencontre de Cheikh Muhammed El Ghali (- 1828), un des disciples de Ahmed al-Tidjani, et qui le sensibilisa à la doctrine afin qu’il la diffuse en Afrique subsaharienne. Au cours de la propagation de la croyance, les religieux qui l’enseignèrent et qui la pratiquèrent gardèrent les contacts qu’ils se faisaient avec les Marocains lors de leurs nombreux pèlerinages dans la ville de Fès. La ville marocaine est un centre historique qui fut un point de départ des migrations de commerçants marocains vers Saint-Louis du Sénégal et au Sud Sahara dès le XIXe siècle.
Fès est encore aujourd’hui considérée, dans la religion musulmane comme une ville sainte, et elle est la destination de nombreux pèlerins de la confrérie de la Tidjaniyya. Ce sont des centaines d’adeptes qui se rendent dans cette ville sainte pour se recueillir dans la Zawiyya Tijaniyya, la Maison Mère ou devant le mausolée d’Ahmed al-Tijani.
Indirectement, «les privilèges» dont bénéficient les Sénégalais accentuent les tensions déjà existantes entre les différentes communautés subsahariennes. En effet les africains francophones et anglophones ne se mélangent pas entre eux. Il n’y a presque aucun échange. De manière générale les Nigérians, anglophones sont les Subsahariens les plus solitaires. Ils sont perçus comme les migrants qui commettent le plus de crimes (vols, viols, agressions etc) sur le territoire marocain. Pour les migrants francophones, c’est à cause des Nigérians que le reste des Subsahariens au Maroc sont victimes d’une mauvaise image (37).
Ainsi malgré une faible présence de migrants subsahariens, il existe bien une question noire au Maroc. À cause de sa présence parfois indésirable sur le territoire marocain, la population subsaharienne est facteur de nombreux conflits. Les passages clandestins massifs et le grand nombre d’expulsions effectuées par le Maroc, à la demande de l’Union Européenne, ont accru les tensions entre ces États de part et d’autres de la Méditerranée. Sur fond de tensions cycliques au sujet de la pêche et depuis peu sur la question du pétrole, les tensions à propos du contrôle des frontières ternissent les relations entre le Maroc et l’Espagne.
De plus, afin de limiter les arrivées clandestines sur son territoire, le Maroc a du renforcer les dispositifs à la frontière avec l’Algérie. Cette nouvelle barrière ne fait qu’accentuer les tensions déjà anciennes avec l’Algérie principalement au sujet de l’occupation du Maroc au Sahara Occidental, privant le Maroc d’un potentiel allié économique important dans la région.
Néanmoins, le pays semble à un tournant de sa politique. Avec l’arrivée de Mohammed VI au pouvoir, il s’est ouvert progressivement au continent Africain. Le Royaume chérifien souhaite prendre son indépendance vis-à-vis de l’Union Européenne, son premier partenaire économique.
De par sa position géographique, il se veut devenir un réel carrefour d’échanges économiques et de populations. Depuis la fin de l’année 2013, le Maroc tente progressivement d’intégrer la population subsaharienne et tente de modérer le racisme ambiant dont sont victimes les Africains. Il oscille entre sévérité vis-à-vis de ses propres citoyens et laxisme vis-à-vis des subsahariens, tenant compte de ses intérêts en Afrique. Cependant les changements au sein de la sphère politique et sociale sont très lents et le Maroc rencontre déjà de nouveaux problèmes.
Le taux de régularisation oscille entre 30 et 40% des demandes. D’après Constantin Ebanda, le président du Conseil des migrants subsahariens, sur les 13 000 dossiers déposés le 04 avril 2014, seulement 3.500 d’entre eux ont été étudiés et «uniquement 300 ont été validés».
Au 2 juin 2014, les chiffres officiels ont montré que sur les 15 500 demandes déposées, 13500 ont été rejetées, soit près de 87% des demandes. Et uniquement 1150 demandes avaient été acceptées (38). Durant les premiers mois, les bureaux recevaient plus de 100 demandes par jour, dorénavant ils traitent moins d’une dizaine de demandes quotidiennes (39). «À l’horizon 2050, le continent africain comptera un milliard d’habitants. À la fin du XXIe siècle, les prévisions démographiques annoncent deux milliards d’habitants en Afrique avec des «géants démographiques» comme le Nigeria, et des villes déjà dix millionnaires en habitants comme Lagos (40).
Plusieurs facteurs vont continuer à faciliter la migration future à destination du Nord de l’Afrique et de l’Europe. Tout d’abord, la forte attraction économique. Les pays d’Europe vont rester demandeurs de main d’œuvre bon marché.
De plus grâce à l’établissement et à l’enracinement des routes migratoires transsahariennes, les réseaux de migrants, ainsi que l’amélioration dans les techniques de communications et infrastructure de transport transsaharienne, les populations migrantes seront sans cesse plus nombreuses. Il est ainsi fort probable que la migration transsaharienne vers l’Europe continuera. C’est pourquoi les pays nord-africains et principalement le Maroc, doivent se développer davantage comme des pays de destination. Ils doivent appréhender et intégrer la question de l’immigration dans son ensemble.
Pour cela il faudra que le Royaume chérifien mette en place des infrastructures afin de mieux accueillir les populations africaines et pose les bases d’une juridiction reconnue par les instances européennes et mondiales, défendant les droits des migrants. Conscient des enjeux géopolitiques qui l’attendent afin de régler la question noire sur son territoire, le Maroc n’est qu’au début d’un long changement social.
Notes
- Pouessel S. et al, (2012).Noirs au Maghreb. Enjeux Identitaires. IRMC. Karthala. 180 pages.
- Timéra M., « la religion en partage, la « couleur » et l’origine comme frontière », Cahiers d’études africaines, Unité de recherche Migrations et Société URMIS, Université Paris 7-Denis-Diderot. Editions de l’EHESS. Pages 145-167.
- « Tanger : les policiers accusés de viol sur une mineure ivoirienne ». Afrikinfos.com. 07/08/13
URL :http://fr.afrikinfos.com/2013/08/07/tanger-des-policiers-accuss-de-viol-sur-une-mineure-ivoirienne/ Dernier accès en Août 2014. - R.I. «Maroc, nouvelles violences racistes contre les migrants subsahariens à Tanger». Algérie Patriotique. 18/08/14. URL http://algeriepatriotique.com/article/maroc-nouvelles-violences-racistes-contre-les-migrants-subsahariens-tanger Dernier accès en Août 2014.
- l’Union Socialiste des Forces Populaires (opposition)
- Harzoune M., (2012). «Les points aveugles», Hommes et migrations, 1299, 134-141.
- Feliu Martínez L., «Les migrations en transit au Maroc. Attitudes et comportement de la société civile face au phénomène », L’Année du Maghreb, V 2009, 343-362.
- Al-Haraka, 31/05/ 2000.
- Najib A. « Le péril noir, Maroc Hebdo International ». 28/10/12 En annexe
URL : http://www.maroc-hebdo.press.ma/index.php/component/content/article/37-recherche-archive/5231-le-peril-noir. Dernier accès en Août 2014. - Mansour A., «Le Maroc pris au piège», Maroc Hebdo International. 13/09/13
URL : http://www.maroc-hebdo.press.ma/index.php/component/content/article/56-numero-precedent/7980-le-maroc-pris-au-piege Dernier accès en Août 2014. - Addam R, «Etudiants subsahariens au Maroc». Groupe L’étudiant Marocain, 08/12
- Pian A. (2010). La Migration empêchée et la survie économique : services et échanges sexuels des Sénégalaises au Maroc. L’Harmattan.19 pages.
- De St-Perier L, journaliste chez Jeune Afrique.
- Pouessel S. et al,( 2012).Noirs au Maghreb. Enjeux Identitaires. IRMC. Karthala. 180 pages.
- Timéra M., « la religion en partage, la « couleur » et l’origine comme frontière », Cahiers d’études africaines, Unité de recherche Migrations et Société URMIS, Université Paris 7-Denis-Diderot. Editions de l’EHESS. Pages 145-167.
- Braudel F,(1987) Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, Coll. « Champs », p. 5-18.
- De Alencastro L-F.Encyclopædia Universalis, 2.0.
- L’Africain L,( 1981).Description de l’Afrique, J. Maisonneuve, Paris. 630 pages.
- Diop-Maes L.M. Docteure d’Etat en géographie humaine, auteure d’Afrique noire, démographie, sol et histoire, Présence africaine-Khepera, Dakar-Paris, 1996.
- Petre-Grenouilleau O. (1997). La traite des Noirs. Collection Que sais-je ? PUF. 128 pages.
- Chebel M. (2007). L’esclavage en terre d’islam, Fayard.496 pages.
- N’Diaye T., «Le crime des pays Arabo-musulmans envers l’Afrique Noire. Etude sur la traite arabo-musulmane des Noirs». Africultures ,30/11/12.
- Stella A, «Des esclaves pour la liberté sexuelle de leurs maîtres», Clio, numéro 5/1997.
- Desanges J. (1975). «L’Afrique noire et le monde méditerranéen dans l’Antiquité (Éthiopiens et Gréco-romains) ». In: Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 62, n°228. pages391-414.
- L’indice mondial de l’esclavage fournit un classement, ce qui reflète une mesure pondérée combinée de trois variables:
1. Estimation de la prévalence de l’esclavage moderne dans chaque pays (représentant 95% du total)
2. Une mesure du niveau de la traite des personnes en provenance et à chaque pays (représente 2,5%)
3. Une mesure du niveau de l’enfant et le mariage précoce dans chaque pays (représente 2,5%)
Selon la fondation «Walk Free», l’esclavage moderne prend différentes formes, et connait différents noms : esclavage, travail forcé ou trafic d’êtres humains. L’esclavage fait référence à la condition de traiter une personne comme si c’était une propriété, quelque chose que l’on pourrait acheter, vendre, faire du commerce avec ou même détruire. Le travail forcé est lié, mais n’est pas une pratique exactement identique, il fait référence au fait de faire travailler sans consentement, par menace ou contrainte. Le trafic d’humain est un autre concept, qui fait référence au processus à travers lequel l’être humain est amené, à travers des déceptions, des menaces ou des contraintes, à l’esclavage, au travail forcé ou toute autre forme d’exploitation. Quel que soit le terme utilisé, la caractéristique majeure de toutes formes d’esclavagisme est le fait qu’il implique qu’une personne prive une autre personne de sa liberté : de quitter un travail pour un autre, la liberté de quitter un lieu de travail pour un autre, et enfin leur liberté de contrôler leur propre corps. - Moujoud N., Pourette D,(2005) ««Traite» de femmes migrantes, domesticité et prostitution », Cahiers d’études africaine. (n° 179-180).
- Fraisse G., (1998) «Domesticité, emploi de service et démocratie» in M. MARUANI, Les Nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, Paris, La Découverte/Mage: 153-156.
- Moujoud N., Pourette D,(2005) «Traite de femmes migrantes, domesticité et prostitution», Cahiers d’études africaine. (n° 1 ;79-180).
- Guillaumin C, (1972). L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris-La Haye, Mouton.
- Ibid.
- Mahamet Timéra.
- D’après le discours de Subsahariens rencontrés lors du terrain. Février 2014.
- Ibid.
- Pian A. (2007), Les Sénégalais en transit au Maroc. La formation d’un espace-temps de l’entre-deux aux marges de l’Europe, Thèse de doctorat de sociologie, Paris 7 (Urmis).
- Demba Fall P, “Les Sénégalais au Maroc: histoire et anthropologie d’un espace migratoire”, in “Les relations transsahariennes à l’époque contemporaine”, op.cit. pp. 280.
- « Les Perles des Sens ».
- D’après les propos de Sénégalais rencontrés au Maroc pendant mon terrain. Février 2014.
- «Communiqué du Conseil des Migrants Subsahariens au Maroc (CMSM) Pour une régularisation inclusive des migrants et leurs familles au Maroc». e-joussour. 15/07/14
URL:http://www.e-joussour.net/fr/node/13579 Dernier accès en Août 2014. - Doublier S. «Le Maroc peine à régulariser ses migrants». Focus. 01/04/14
URL: http://www.france24.com/fr/focus/20140401-focus-reportage-maroc-immigration-regularisation-migrants-sans-papiers/ Dernier accès en Août 2014. - Wihtol de Wenden C. (2010). « Dynamiques migratoires sub-sahariennes vers l’Afrique du Nord », Confluences Méditerranée (N° 74), p. 133-142.
Illustration
Déjà, à Bamako en 2006, des manifestants protestent contre les mesures répressives prises par l’Espagne contre les migrants qui tentent de rejoindre l’Europe via l’enclave de Melilla. REUTERS