Dernière mise à jour le 26 juin 2017
Ramadan vient de s’achever. Je l’ai vécu, cette année encore, dans la difficulté et le malaise1.
Je comprends la religion comme une exigence. Non seulement comme l’exigence d’un lien qui unit les hommes dans une communion partagée, mais aussi comme l’exigence d’une relation qui unit chaque homme à lui-même. Une relation où, pleinement et librement, chacun adhère à sa propre individualité.
Dans mon esprit, la religion est le contraire de la négligence. Et la forme de négligence la plus impardonnable est la négligence de soi: le fait de ne pas assumer, de ne pas se conformer à ses propres choix.
Je ne sais dans quelle mesure Ramadan pouvait être autrefois le moment d’un parfait accord de la communauté avec la foi, mais je sais que ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui.
Dans ce domaine aussi, l’évolution a provoqué une importante différenciation. A côté d’une majorité de pratiquants, on rencontre désormais en Tunisie un grand nombre de non-pratiquants et une minorité de non-croyants.
Il faut préciser de suite: ce n’est pas cela qui pose problème. Quand elles sont lucidement comprises et acceptées, pareilles mutations, inévitables en période de changement, peuvent en effet s’accompagner d’un approfondissement de la conscience morale et elles constituent alors un facteur de progrès et non de régression.
La régression est par contre assurée lorsque les anciens et les nouveaux comportements se développent en dehors de toute tension spirituelle authentique, lorsqu’ils se transforment en modèles d’identification opposés, mais dépourvus de véritable consistance intellectuelle et morale interne.
Considérons sous cet angle les non-croyants et les non-pratiquants.
Nul ne peut se permettre de juger a priori la validité de leurs choix. Mais pourquoi sont-ils, pour la plupart, si inconséquents? Pourquoi se dérobent-ils devant ce que leurs convictions impliquent?
Pourquoi n’assument-ils pas publiquement –sans provocation ni exhibitionnisme– la responsabilité de leurs décisions individuelles? Ils ont estimé que l’obligation du jeûne ne les concernait pas. Soit. Mais pourquoi se cachent-ils?
Pourquoi agissent-ils différemment selon qu’ils sont chez eux ou au travail, dans leur propre bureau ou dans celui d’un collègue? Pourquoi se permettent-ils de manger devant leurs enfants, par exemple, mais pas devant leurs parents? Pourquoi fument-ils au café mais pas dans la rue, dans leur voiture mais pas au stade ou au marché? Pourquoi, étant adultes, se comportent-ils comme des adolescents immatures et sournois?
Comment peuvent-ils fonctionner de la sorte, comment font-ils pour vivre avec deux morales à la fois: une morale à usage domestique, valable dans leur entourage immédiat, sans le courage de l’affirmer au dehors; et une morale dans leurs rapports avec l’extérieur, en laquelle ils ne croient plus et à laquelle ils ne se conforment que pour sauver les apparences ?
Pourquoi la vérité d’une minorité serait-elle moins estimable que la vérité de la majorité?
Lorsque vous les interrogez, que vous mettez le doigt sur leurs contradictions, ils répondent généralement qu’ils se conduisent ainsi par considération pour les autres. Cet alibi est le pire des aveux, parce qu’il n’y a pas de considération réelle pour autrui qui ne commence par la considération de soi. Pourquoi la vérité d’une minorité serait-elle moins estimable que la vérité de la majorité?
Ils vivent leurs choix dans la clandestinité et la dissimulation, comme s’il s’agissait d’une tare, comme s’il s’agissait d’une faute. Ils se voudraient les porteurs d’une morale «supérieure», «moderne», sans être disposés à payer le prix pour qu’elle ait droit de cité.
Il y a en réalité chez eux beaucoup plus de faiblesse et de lâcheté que de vrai respect humain. Le respect de l’autre est pure hypocrisie lorsqu’il s’arrête au formalisme vide d’une convention sociale; le respect de soi est dérisoire quand il s’arrête devant l’expression publique de son intime conviction.
Parce qu’il manque de force et de courage, le comportement des non-croyants et des non-pratiquants ne peut apparaître comme le vecteur de nouvelles valeurs éthiques. Il ne peut être perçu que comme un manquement, une déviation, comme une perversion morale par rapport à la norme de la morale dominante traditionnelle.
Considérons à présent l’attitude des croyants et des pratiquants. Le tableau n’est malheureusement guère plus brillant.
Le jeûne du Ramadan constitue l’une des principales obligation canoniques de l’islam. Au-delà de l’observation matérielle de l’interdiction de s’alimenter du lever au coucher du soleil durant un mois entier, cette obligation est un symbole de quête spirituelle. La privation physique renvoie à une volonté d’abstinence; elle correspond à un acte de contrition et de réparation.
En jeûnant, le musulman se dépouille, et en se dépouillant, il se purifie. La privation devient alors recueillement et partage. C’est cela qui fonde la signification religieuse de Ramadan, c’est cela qui en fait un mois saint. Et ce mouvement d’édification morale en même temps ne détourne pas du monde et des hommes, il y ramène.
Le croyant est appelé à vivre sa foi non pas dans l’isolement et la solitude, mais en tant que membre d’une collectivité, c’est-à-dire en continuant à faire face à ses obligations sociales et économiques et en intensifiant son engagement au service du bien commun et des plus démunis.
Ce que je viens d’écrire n’est pas une vision idéale inaccessible de ce que devrait être Ramadan, c’est la description de ce qu’il est dans sa vérité. Interrogez à partir de là les Tunisiens sur les raisons qui les font se plier à l’acte du jeûne. Dans la plupart des cas, vous obtiendrez l’une des deux réponses suivantes: on jeûne parce que c’est dans le Coran; on jeûne parce que tout le monde jeûne.
Dans les deux situations, on obéit non à un élan intérieur, mais à une injonction qui vient du dehors, le commandement de Dieu ou la règle communautaire. Si vous n’êtes pas satisfaits par ces explications, si vous demandez à vos interlocuteurs de pousser plus loin, de vous donner les motifs individuels de leur pratique religieuse, vous en serez pour vos frais.
A la limite, vos interlocuteurs ne comprendront pas le sens de votre question et ne comprendront pas votre insistance2. Et vous réaliserez que leur conception de l’islam est en fait mécanique et primaire. C’est un impératif extérieur auquel ils se soumettent, jamais une expérience spirituelle vivante, une densification de l’existence, une foi active parce que intériorisée.
Ils ne portent pas Dieu en eux, ils Le subissent. Ils ne vivent pas Dieu comme un libre engagement, mais comme un ensemble de prescriptions et de sanctions. Ils ne savent pas, ou ne savent plus, que «La piété ne se réduit pas à tourner le visage vers l’Orient ou vers l’Occident» (II, 177); ils se contentent de tourner leur visage dans la direction qu’on leur indique et ils s’estiment quittes.
Observez maintenant leurs comportements concrets, année après année, Ramadan après Ramadan. Sous prétexte qu’ils jeûnent le jour, ils s’empiffrent jusqu’à la nausée la nuit; sous prétexte que la privation les énerve, ils se font agressifs et violents; et puisqu’ils ne se nourrissent pas comme ils le voudraient, ils ne travaillent plus qu’au ralenti. Les plus malins ont d’ailleurs trouvé mieux: ils ne vont plus travailler du tout. Ils invertissent le jour et la nuit, en dormant le jour et restant éveillés la nuit. De cette façon, nul n’est lésé, ni la religion, ni leur estomac.
En fin de compte, les Tunisiens dans leur masse, croyants et incroyants confondus, se comportent à l’égard de Dieu comme ils se comportent à l’égard du fisc: donner toutes les garanties apparentes de régularité en s’arrangeant pour débourser le moins possible. Dieu ne mérite-t-il que cela? Et ne valons-nous pas mieux que cette image que nous donnons de nous-mêmes ?
Notes
- Article paru sur La Presse du 29 avril 1990, dans les pages Libre opinion.
- Je ne parle ici que de raisons personnelles à caractère moral et religieux. Parce qu’il y a quantité de croyants qui avancent des considérations prosaïques sans aucun lien avec la foi. Ils vous parleront en particulier de raisons de santé – jeûner soulage mes rhumatismes, apaise mon ulcère… – et même parfois de problèmes de ligne: j’ai besoin de perdre tant de kilos superflus… Le plus amusant dans l’affaire, c’est qu’il se trouve souvent des imams pour tenir ce type de discours. Ils ne se rendent pas compte qu’ils abaissent la religion en voulant la justifier par des arguments extérieurs à l’exigence du sacré.
J’ajouterai que le message est l’indication du chemin, valable pour toutes les religions.
On le prend ou non. C’est un choix, une conviction. Un choix, pour soi, pas pour les autres. Une conduite voulue et acceptée. Une discipline de vie.