Témoignage : Quelques considérations sur le 1er Novembre

Témoignage : Quelques considérations sur le 1er Novembre 938 440 La Rédaction

Dernière mise à jour le 3 novembre 2017

Par Abdel li Medjaoui.

« La conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses et d’êtres en fonction de l’idée la plus fulgurante. Elle l’emporte alors sur ses rivales par sa virtuosité dans les ruptures de ton et sa capacité d’étalement de l’inégal.»
Jacque Berque, Dépossession du monde, chap. « Valeurs de la décolonisation », Seuil, 1964.

Dans une précédente contribution, nous avons tenté de saisir le contenu fondamental de 1er Novembre. Aujourd’hui, nous essayons de comprendre pourquoi les forces de la société ont adhéré à la démarche des hommes de Novembre et comment ceux-ci ont pu accéder à une telle conscience du contenu et des moyens du combat libérateur, contrairement à leurs émules du Mouvement national.
Dans Dépossession du monde, Jacques Berque a mis en relief la contribution essentielle de notre guerre de libération à la décolonisation.
Selon lui, cette guerre « déborde des cadres habituels de notre réflexion – politique, économique, morale – sur une anthropologie liée à cette sorte de rajeunissement de l’espace mondial »(1).

1- L’orientation qui mène au succès

Évoquant des exemples de mouvements de libération à propos de l’idée-maîtresse qui les a animés, Berque explique que dans certains « cas, on ne l’emporte que grâce à une juste démesure d’espérance… », et que ni la science politique ni la sociologie n’ont encore pu « définir cette « justesse » ». Dans les faits, précise-t-il, l’accent donné à l’orientation qui mène au succès varie notablement selon les cas. Il illustre cette idée par deux exemples :

  • Le néo-Destour devient plus adéquat que l’ancien au moment où, du fait de la « transformation secrète de la société tunisienne, […] le quant-à-soi de la vieille mosquée a perdu ses prises sur l’évènement », laissant place au « radicalisme historisant » qui, alors, « propose, pour longtemps, l’expression la plus appropriée»;
  • « au contraire, à la même époque, les attitudes de Gandhi dominent le Congrès et font prévaloir leur indienne spécificité sur le réformisme libéral et le socialisme d’inspiration occidentale ».
    Il en conclut que « la conduite politique vaut dans la mesure où elle remue le plus de choses et d’êtres en fonction de l’idée la plus fulgurante. Elle l’emporte alors sur ses rivales par sa virtuosité dans les ruptures de ton et sa capacité d’étalement de l’inégal ».

Cette analyse traduit bien, pensons-nous, l’initiative de Novembre. L’idée d’ouvrir un champ politique national a le plus mobilisé et l’a emporté sur celles qui avaient cours jusque-là… Elle a conquis le cœur et l’esprit des militants nationalistes et, plus largement, des très nombreux jeunes non inscrits sur les tablettes partisanes, autrement dit du peuple au sens large du terme. Tous se sont mobilisés en « forces actives de la décolonisation » pour l’indépendance (2) de l’État national, malgré la gravité de l’engagement que cette idée sollicitait d’eux.
Pour parler comme J. Berque (3), La colonisation française « prétendait [leur] refuser l’histoire », et elles ont vu en l’indépendance, mise ainsi concrètement à l’ordre du jour, l’occasion de montrer combien elles sont « fort douées pour la faire, et même pour la concevoir [l’histoire]».

Elles se sont pleinement reconnues dans la démarche de reconstruire cet espace identitaire historique que Novembre leur ouvrait et pour la construction duquel il sollicitait leur contribution. Et c’est là une démarche typiquement historique et civilisationnelle…

2- Quelques rappels historiques

Dans sa thèse sur la guerre d’Algérie, H. Elsenhans rappelle que l’Algérie agressée par la France coloniale était grosse d’une révolution moderne authentique. C’était « un pays relativement développé pour l’Afrique, qui détenait un commerce intérieur affirmé, des villes et un système éducatif complet, et qui présentait même les prémisses d’une production industrielle.» (4)

Aussi l’Algérie trouve-t-elle les forces nécessaires pour tenter de repousser la colonisation (5).
Dans sa résistance acharnée à l’agression, l’émir Abdelkader ne néglige ni les potentialités de l’héritage numide, ni l’esprit d’ouverture à l’Autre, hérité de la civilisation arabo-islamique. Il s’appuie sur une vigoureuse refonte de la société, une véritable révolution nationale. Dans ce sens, l’implacable guérilla qu’il mène contre l’ennemi ne l’empêche pas d’échanger, de susciter des occasions de coopérer avec lui (avec des officiers, des religieux, des déserteurs ou même des aventuriers) pour en apprendre au plan scientifique et technique, pour former son armée et développer son industrie, pour recycler dans le siècle l’être civilisationnel de la société (dîn) et sa façon d’être au monde (duniâ).

Il s’attache ainsi à éduquer les siens pour qu’ils placent leurs aspirations et revendications au niveau atteint par la civilisation mondiale (duniâhum) ; seule façon de s’approprier pleinement cette modernité et ses valeurs républicaines, et de poser leurs problèmes à l’occupant dans le langage qu’il comprend…
Pour cela, il initie diverses ouvertures, telles, par exemple, sous le Second empire, ses adresses :

  • à Napoléon III, pour faire profiter l’Algérie du « principe des nationalités » dont il est défenseur
  • à l’impératrice Eugénie, « pour que cette rencontre que le destin a voulue entre nos deux nations, au lieu de semer la mort parmi les enfants de nos deux peuples, leur soit un enrichissement mutuel »
  • à la conscience française, à ses intellectuels, dans sa Lettre aux Français les entretenant de sa vision de rapports fructueux possibles entre nos deux nations…

Cette démarche marquera la formation et l’action de notre mouvement national moderne.
Dès avril 1914, Khaled, son petit-fils, revendique pour ses frères des mesures de démocratie politique et sociale :
suppression de tout régime d’exception en Algérie, représentation « indigène » dans les assemblées délibératives, l’emploi et la protection de la main-d’œuvre « indigène » en Franc.

Sans se faire d’illusions à ce propos, car il visait par cet exercice le même but pédagogique inauguré par son ancêtre… Plus sûrement, il écrit sa lettre secrète au président Wilson pour revendiquer le droit de son peuple à disposer de lui-même.

L’action de Khaled en direction de la raison républicaine de la France colonialiste, est très fine : refusant la « naturalisation », fustigeant les « m’tornis » qui se renient comme « fils d’une race qui a eu son passé, sa grandeur et qui n’est pas une race inférieure », il assure fort, pour mettre la balle dans le camp du « civilisateur » autoproclamé, que cette race contredirait cette grandeur passée si, faisant preuve d’une « grande incapacité de jugement », elle refusait « de s’engager dans les voies de l’avenir que vous lui ouvrez […].

Les Musulmans algériens ne se plaignent que du trop peu d’instruction». Ayant accepté « tous les devoirs, y compris l’impôt du sang », ils demandent « très raisonnablement des droits […]
Instruisez-nous, assistez-nous comme vous pouvez le faire en temps de paix. Associez-nous à votre prospérité et à votre justice. Nous serons avec vous aux heures du danger» (6).

La mobilisation des forces populaires qu’il a suscitée, amènent le PCF à le solliciter pour un combat commun… Mais ce même parti qui patronnera l’Étoile Nord-africaine – sur la base de la « 8e condition (7) » – recentre sa politique pour renforcer le Front populaire en difficulté aux dépens de l’alliance avec Messali représentant du « peuple opprimé » par l’impérialisme de son pays…

De fait, le PCF ne pouvait concevoir son anticolonialisme que dans le cadre d’un internationalisme étréci à l’échelle d’une « grande France » socialiste.

À ce propos, il faut noter avec Berque, que « l’apport français au Maghreb trouvant son argument dans l’accélération historique, ce fut une tendance constante et délibérée de la gauche que de viser à transcender les étapes, non seulement du colonialisme, mais du nationalisme, pour construire des Salentes soustraites aux contradictions.»(8)
On connaît le long combat mené, à la suite de Khaled, par Ferhat Abbas et son espoir déçu de « faire la révolution dans le cadre de la loi »(9) républicaine… Il ressent très mal le sort implacable fait aux deux Fronts qu’il a réussi démocratiquement et légalement à réunir, le Congrès musulman algérien (CMA) et les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML).

On connaît également les compromis auxquels a dû consentir l’indépendantisme, de l’ÉNA au MTLD, la représentation légale à laquelle a été obligé de laisser place le PPA. Celui-ci a compensé cette énième concession en se ménageant une pointe indépendantiste secrète, l’OS.
Cette riche fréquentation et du démocratisme et du socialisme français, lestés tous deux des contre-valeurs portées par l’impérialisme français, a concerné les secteurs sociopolitiques plus ou moins intégrés à la modernité coloniale.

Quant à ceux – Islam, paysans et femmes – qui assistaient en « voyeurs » au déploiement devant eux de la vie moderne, ils n’avaient aucun espoir à y être intéressés un jour s’ils ne prenaient pas part à l’aggiornamento de la société…

Ainsi l’Islam en Algérie a-t-il estimé, par la voix de Benbadis, devoir soutenir Ataturk dans son effort de modernisation de la société musulmane en Turquie ; ainsi le paysan, prenant conscience de ses droits modernes au regard de ceux du colon qui a pris sa terre et l’y emploie comme ouvrier, s’est-il résolu à prendre en charge lui-même son avenir moderne ; et la femme, ressentant le lien entre le retard de la société et le sort qu’on lui y réserve, s’est-elle décidée à prendre fortement part à la libération du pays et par là même à la sienne…

3 – Novembre devant cet héritage militant

Cet héritage est immense en lui-même, parce qu’il rejette « le fait [colonial] coupable d’avoir prévalu sur l’idéal [républicain], et l’idéal coupable de ne s’être pas fait obéir»(10). Ce rejet demandait à être retourné pour se créditer d’une portée constructive nationale.

Novembre se fait alors « modeleur » de l’avenir de la société « par la hardiesse des promotions » (11) qu’il offre à ses forces vives, à leur personnalité opprimée et gravement menacée. Il leur offre d’être des bâtisseurs d’un « État démocratique et social dans le cadre des principes islamiques »; c’est-à-dire un État national fidèle à un passé civilisationnel rénové par le vigoureux recyclage qui a présidé à sa résistance à sa négation colonialiste ; un État pouvant promouvoir et protéger :

  • une démocratie citoyenne, dégagée des distinctions de sexe, de race et de religion, protégeant donc les droits citoyens de la femme et la liberté de conscience ;
  • et une solidarité sociale inclusive, protégée des contingences de la guerre froide, appelant donc les travailleurs salariés et les entrepreneurs à inscrire leurs intérêts et leur apport dans l’union vitale pour la défense de cet État national et son indépendance politique, puis son confortement économique. Telle est la portée de Novembre.

4 – « L’effet Novembre »

Pierre Bourdieu aurait appelé cela « l’effet Novembre », à l’instar de « l’effet Manet »(12) qui a produit une « révolution symbolique ». P. Bourdieu explique qu’« à la façon des grandes révolutions religieuses, une révolution symbolique bouleverse des structures cognitives (13), et parfois, dans une certaine mesure, des structures sociales.

Elle impose, dès lors qu’elle réussit, de nouvelles structures cognitives qui, du fait qu’elles se généralisent, qu’elles se diffusent, qu’elles habitent l’ensemble des sujets percevants d’un univers social, deviennent imperceptibles […]. La représentation du monde qui est née de cette révolution est donc devenue évidente. »(14)

C’est ce que P. Bourdieu appelle l’« effet social » d’une révolution symbolique, ajoutant que cet effet ou réaction découle « non pas nécessairement d’intentions explicites, mais de dispositions corporelles, de schèmes générateurs de pratiques qui n’ont pas besoin d’accéder à la conscience pour fonctionner, et qui peuvent fonctionner en deçà de la conscience et de la volonté »; et il précise : « ce qui ne veut pas dire qu’ils soient élémentaires, primitifs. […] Le producteur met en œuvre des dispositions, ce qui ne veut pas dire qu’il ne sait pas ce qu’il fait, mais simplement qu’il ne sait pas tout ce qu’il fait (15). Et le récepteur met en œuvre aussi des schèmes d’interprétations qui peuvent être plus ou moins accordés…».

5 – Que veut dire tout cela si on veut l’appliquer à Novembre ?

Le bouleversement qu’a opéré Manet dans le domaine de l’art, Novembre l’a réalisé sur la scène politique dans la façon de percevoir et d’apprécier le monde, de se représenter le système colonial… Autrement dit, Novembre a fait prévaloir, à travers sa Proclamation, une nouvelle représentation de la contradiction opposant notre peuple au colonialisme ; il l’a rendue si évidente pour les différentes forces sociales et politiques de notre pays, que son corollaire – la possibilité de s’arracher au colonialisme, de s’en défaire devenu évidemment réalisable – les a puissamment mobilisées autour de cet objectif…

C’est ce qu’a reconnu F. Abbas dans sa fameuse autocritique des élites intellectuelles, qui – convenait-il – n’avaient pas compris ce que « l’opinion musulmane » avait saisi, à savoir que les nationalistes algériens emprisonnés n’étaient pas de « jeunes irresponsables », mais « des martyrs et des précurseurs de la seule émancipation possible.»(16)

Dans son analyse de Novembre, Abbas rejoint Bourdieu, et utilise, dans un texte de 1962, des termes et des notions que ce dernier développera dans ses textes et surtout dans ses Leçons sur la révolution symbolique (de Manet).

Pour caractériser l’initiative de Novembre et son ouverture du champ politique national, Abbas parle, d’« instinct populaire que rien ne vient distraire » et qui « est plus puissant que les meilleures constructions juridiques et les plus belles spéculations de l’esprit.» Et il renforce son idée en citant Anatole France : « Comme toujours, les hommes cultivés n’avaient aucune idée de ce qui se passait dans l’esprit des multitudes.»

Ce qui s’explique scientifiquement à la lumière de ce qu’a développé Bourdieu : l’effet Novembre n’a pas procédé « d’intentions explicites… » telles qu’essayaient de les préméditer les élites cultivées, « mais de dispositions…, de schèmes…» – autrement dit des façons d’être et de faire –, qui ont généré la démarche dont l’aboutissement a été la production de la Proclamation du 1er novembre 1954.
Ce produit s’est accordé à des « schèmes d’interprétation » chez les récepteurs, c’est-à-dire les militants et plus largement les jeunes qui se sont alors puissamment mobilisés autour de Novembre, et « l’action » qu’il a engagée.

6 – L’idée de «l’action», dans la vie du Mouvement national, et chez les hommes de Novembre

Voyons maintenant ce qu’a été l’idée de « l’action », dans la vie du Mouvement national, et comment les hommes de Novembre sont arrivés à la conviction d’engager la « leur ».
La question de « l’action » a toujours été une préoccupation du parti indépendantiste (ÉNA, PPA, MTLD-OS) devant la fermeture des autorités coloniales à toute expression politique et la répression impitoyable qui a ciblé les dirigeants et militants de ce parti.

L’idée de préparer l’action armée comme une des formes d’action s’est imposée après le drame de mai 1945. « Avec la Charte de l’Atlantique qui reconnaissait « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », explique Boudiaf, les dirigeants des mouvements finirent par penser que l’émancipation de l’Algérie pourrait être obtenue par des moyens pacifiques.

Cette conception idyllique vola en éclats, lorsque les évènements de mai 1945, avec leurs milliers de morts, ramenèrent brutalement les Algériens à la réalité» (17).

Le Congrès du PPA de février 1947 entérine l’idée de « l’action » par la décision de créer l’OS. Au Comité central élargi de décembre 1948, Aït Ahmed, membre du BP, présente un rapport (18) sur le sujet. Il y avance une idée force : « La guerre est un instrument de la politique. Les formes du combat libérateur doivent « se mesurer à l’aune de la politique ». La conduite de ce combat est « la politique elle-même » ; « la lutte armée devient la politique à son niveau le plus élevé ».»

Il a été dit que ce rapport a été réécrit par son auteur après coup et à la lumière des développements ultérieurs. Il n’empêche qu’on peut au moins dire que, lors de cette session, est née l’intuition de la solution qui – malgré les aléas de la répression, les impossibilités apparentes pour la concevoir et la définir et les difficultés matérielles pour la mettre en œuvre – va se développer pour aboutir à l’initiative qui sauve le mouvement national de la crise qui le déchirait, et le pays de l’occupation coloniale qui le subjuguait…

7 – Les partis du mouvement national et « l’action »

Sans doute après le drame de mai 1945, Francis Jeanson a porté ce témoignage (19) sur l’état d’esprit des animateurs du mouvement national, dont ceux de l’UDMA, (dont il était proche), relativement à ce que les indépendantistes appelaient « l’action » :
Le recours à la force des masses» pour les politiques, dit-il, « n’est certes pas radicalement exclu ; au contraire il doit demeurer toujours là à titre d’horizon, à titre de menace et de caution, pour conférer à leurs thèses un poids plus décisif que celui de leur abstraite vérité. Inacceptable en lui-même, ce recours leur est indispensable à titre d’argument… »

Partant du débat, suscité par la perte d’audience du parti UDMA dans les campagnes en faveur de l’insurrection, Francis Jeanson donne, dans le même témoignage, une analyse fine : il avait eu vent, dit-il, « qu’au moment de la scission du MTLD, F. Abbas déclarait volontiers que l’apparition de la tendance centraliste donnait raison au programme de l’UDMA. (…) Comme, par ailleurs, le MTLD restait malgré tout plus proche du peuple que l’UDMA, on ne pouvait guère éviter d’en conclure :

  • que la tendance messaliste était désormais sans objet ;
  • que les efforts de l’UDMA depuis dix ans n’avaient pas été complètement absurdes ;
  • qu’au moment même où ces efforts semblaient porter leurs fruits, la relève d’une UDMA vieillissante se trouvait précisément assurée par un MTLD rajeuni et transformé.» Ce dernier avait, en effet, « opté pour un affermissement doctrinal, pour un travail de formation et d’unification politique du peuple »…

Mais « une situation radicalement nouvelle venait d’être créée »… La jeunesse plébéienne estime le moment venu de prendre les armes en vue de former et d’unifier le peuple « par la lutte, au sein même de la lutte », comme au Viet Nam, « pour susciter, d’un bout à l’autre du pays, une conscience nationale valable… » Ferhat Abbas – avec ses compagnons – décidera de faire confiance à cette jeunesse et de se mettre à sa disposition, comme signalé plus haut.

8 – L’attitude des « centralistes »

Ils ont pris une résolution qui s’est trouvée très vite en porte-à-faux avec l’idée de la lutte armée. Après les coups portés à l’Os en 1950, notamment, ils s’étaient sentis confirmés quasi définitivement dans l’idée que les conditions de l’« action » n’étaient pas du tout mûres, et que, la lancer sans en préparer d’abord les conditions et moyens, et avant que le peuple soit uni et prêt à la lutte, « c’est agir en aventuriste.»

Ce jugement est tiré d’une défense argumentée de la position « révolutionnaire » que les « centralistes » estiment tenir face à Messali et les gens de l’Os, qui les accusent de tiédeur et de réformisme. On y convoque même l’expérience internationale dans ce sens : le Vietminh n’a-t-il pas uni la nation avant d’engager le combat, et n’a-t-il pas accepté le compromis de la division du pays après la grande victoire de Dien Bien Phu ? Sauf que, comme l’a noté Jeanson, le Vietminh a uni la nation « par la lutte, au sein même de la lutte ».

Mais, comme l’entreprise que lancera Novembre ne sombrera pas dans la catastrophe à quoi ils s’attendaient, nombre de « centralistes » considéreront tout simplement que le Fln (organisation et objectifs) est la continuité de leur parti, le Mtld… Ils estimeront qu’ils ont dans le Fln la primauté sur d’autres nouveaux « convertis », et ils n’auront de cesse de reprendre leur place de dirigeants dans ce nouvel-ancien « parti » selon eux.

C’est dans ce sens, nous semble-t-il, que l’on peut comprendre, dans la situation nouvelle créée par Novembre, l’idée avancée par un des dirigeants « centralistes » (Hadj Cherchalli) de créer – pour parler et négocier au nom du Fln – un parti légal (aux yeux de la loi coloniale, que niait Novembre) ; et c’est sans doute en réaction à de telles positions que le Fln, avec Zighoud, le 20 août 1955, « punit » ceux qui, se croyant quittes en aidant financièrement le mouvement, organisaient des rassemblements d’amitié franco-algérienne, ou encore sous l’égide de Abbane, menace de sévir contre ceux qui, du dehors du Fln, veulent parler en son nom.

Sans doute y a-t-il beaucoup de prétention ou d’incompréhension dans la position des « centralistes », mais on ne peut pas exclure d’y voir aussi l’expression de l’esprit de responsabilité, vis-à-vis d’un mouvement qui a été le sel de toute leur vie.

Bien sûr, ils n’ont pas été les « découvreurs » de la solution à la crise du mouvement national, et surtout ils n’en sont pas réellement convaincus ; mais devant les nouveaux développements, ils se sentent la responsabilité de devoir diriger le mouvement de libération dans la direction qui leur semble bonne et lui éviter les impasses où risquent de le fourvoyer ces « têtes chaudes » qui l’ont lancé face à un ennemi dont eux se disent mieux connaître les redoutables capacités de nuisance et de manœuvre…

De fait, lors de ses efforts difficiles pour établir le contact avec les maquis, surtout des Aurès, Abbane Ramdane ira dans ce sens. Il écrira, inquiet, en septembre 1955 : « À vrai dire, je ne crois pas que nous ayons des chefs politiques qui soient capables de tenir en mains la situation »… (20)

Il s’attachera alors à réhabiliter les hommes du CC aux yeux des militants.

9- Messali Hadj

Messali, de son côté, ne peut plus, avec l’implantation de la lutte armée, s’en tenir à la position de défiance que lui avaient dictée le lancement et les premières activités du CRUA-FLN : il se dépêche de faire parvenir de l’aide matérielle à des groupes armés dans les Aurès en leur demandant de déclarer qu’ils mènent la lutte armée en son nom. Devant l’insuccès de ses sollicitations, il lance, en décembre 1954, ses propres maquis au nom du Mouvement national algérien (Mna), le nouveau sigle qu’il donne au parti qu’il avait refondé à Hornu (Belgique).

Par ce geste, il semble qu’il veut se placer en partenaire des futures négociations, comme garant d’une indépendance réelle, face à ceux dont il est convaincu qu’ils n’ont constitué le Fln que pour l’empêcher, lui, d’assainir le parti, et qu’ils ne pourront, dans cet avenir attendu, se départir du « réformisme » qui l’avait amené à se séparer d’eux…

Cependant, une raison plus fondamentale de son obstination à conduire son propre combat armé, réside dans le fait qu’en tant que chef de parti, en continuité avec le combat qu’il avait mené jusque-là, il reste enfermé – »embedded ») – dans le champ politique français (« à l’intérieur du système colonial », selon les termes de Boudiaf) et les perspectives qu’il en attend : des négociations que la lutte armée en cours obligera le pouvoir français à ouvrir. Mais, comme ses anciens émules du CC, il n’arrivait pas à la conscience de donner à la lutte armée son juste sens, à savoir que l’indépendance n’était pas négociable…

D’ailleurs, M. Harbi a signalé que même le grand Abbane s’est laissé avoir sur cette question, lors de l’interview qu’il a donnée à R. Barrat. –je n’ai pas eu le temps de chercher la référence précise, je cite de mémoire : –
Interrogé sur la finalité de la lutte engagée par le FLN-ALN, il a répondu : « nous sommes des réalistes. Nous allons voir à qui la France va donner l’indépendance.»

Sans doute, Abbane était grisé par le succès politique de cette interview… Benbella l’a repris en lui disant qu’il n’avait pas le droit de parler ainsi d’octroi de l’indépendance, celle-ci n’étant pas négociable. Harbi ajoute que Abbane s’est, depuis, montré intransigeant sur cette question.

Pour faire pièce au Fln, le pouvoir colonial utilisera la carte Messali jusqu’au jour où celui-ci refusera de rentrer dans son jeu devenu trop clair… Mais, profitant de cet effacement de Messali devant le Fln, il fera tout pour ramener ce dernier dans son giron politique et lui imposer, par des manœuvres difficiles à déceler,  sa vision et sa direction du processus d’indépendance.

Il ne pourra cependant pas exploiter l’effet des terribles coups assénés à l’Aln (plan Challe), et l’affaiblissement, pensait-il, du poids du « novembrisme » ; il ne pourra pas arracher le cessez-le-feu avant les négociations. Car, voilà que les magnifiques manifestations de décembre 1960, et leur réplique du 17 octobre 1961 lui rappellent que l’indépendance est déjà un fait acquis dans l’État national institué dans et autour du Fln-Aln.

9- La nouveauté de Novembre au plan de l’« action »

Les hommes de Novembre ne sont pas seulement favorables à l’action armée parce que le pouvoir colonial ne donnait rien qu’on ne devait lui arracher de force ; ils la conçoivent comme l’action politique par excellence. Ils ont vécu leur militantisme en marge de la loi coloniale, protégés dans leur clandestinité par un peuple lui-même maintenu hors du droit commun par le code de l’indigénat. Ils étaient les mieux disposés pour faire mûrir l’idée qui a percé dans le rapport d’Aït Ahmed évoqué plus haut.

Ils posent la question de l’indépendance de façon radicalement nouvelle : en se dotant au préalable, avec l’aide du peuple mobilisé et motivé, d’une institution de souveraineté, l’Armée (de libération) nationale (l’Aln), l’institution de base de l’État national et outil moderne également de défense de cet État par une insurrection nationale.

10 – Remarque à propos de l’insurrection : Une thèse court encore, selon quoi c’est une forme de lutte dépassée.

Pour les stigmatiser comme retardataires et en appui sur leur échec, on a comparé les insurrections contre l’occupation coloniale aux jacqueries paysannes du Moyen-âge européen. Comparaison hasardeuse. La jacquerie est une révolte paysanne contre les gouvernants du pays où elle se lève, et nos insurrections ne furent pas des mouvements paysans, mais des levées conduites par des élites politico-religieuses de la société algérienne d’alors.

Il est vrai que cette dernière était techniquement en retard par rapport à celle de l’occupant, mais l’Émir, on l’a vu, a mené une lutte moderne… Ce n’est donc pas l’organisation tribale de la société ni donc son « retard » qui rend obsolète l’insurrection comme forme de lutte contre l’occupant.

Des pays étiquetés « retardataires », comme l’Éthiopie ou l’Afghanistan, ont pu échapper à la colonisation parce qu’ils ont pu sauvegarder leurs institutions centrales.
Ce qui a affecté l’efficacité des insurrections contre l’agression, c’est que suite à l’effondrement de l’État central d’Alger, qui assurait la cohésion et la défense de la société face à l’agresseur, les tribus devaient reconstruire elles-mêmes une nouvelle institution centrale. Ce qui n’a pas été chose aisée, surtout dans le climat international qui prévalait alors, marqué par l’essor des équipées coloniales en Orient et en Afrique…

Il faudra un bouleversement de ce climat, la percée du mouvement national, et beaucoup d’épreuves et de sacrifices pour faire murir Novembre. Celui-ci a alors eu le génie de recycler l’idée de l’insurrection.

Notes
  1. Propos tirés de la quatrième de couverture de l’œuvre où J. Berque « propose, en regard des grands problèmes de l’homme contemporain, une interprétation de ce que fut l’impérialisme et de ce qu’est, ou plutôt sera la décolonisation de la Terre».
  2. Dans son roman historique plus que réaliste, Les Prétoriens, Jean Lartéguy imagine un dialogue entre un officier para et son ami sous-off. algérien; le premier se demande pourquoi, malgré des succès réels dans la guerre, on n’arrive pas à vaincre le FLN : c’est que l’on n’a pas trouvé un symbole qui fasse pièce à celui d’indépendance, lui répond son ami.
  3. Cf. Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris, 1962, p. 229.
  4. H. Elsenhans, La Guerre d’Algérie 54-62. La transition d’une France à une autre. Le Passage de la IVe à la Ve République, Publisud, 2003, pp. 145-146.
  5. L’effondrement du Dâr es-Sultan fait croire à l’inconsistance de l’État algérien et donne corps à la thèse de la stérilité de la civilisation arabo-musulmane, de son incapacité à répondre aux besoins contemporains des peuples qu’elle a marqués de son empreinte : en conséquence de quoi s’est imposée à l’Europe la mission d’aller les sortir de l’ornière où ils croupissaient, et les moderniser.
  6. Ch.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France, t. II, p. 1051.
  7. Posée par l’Internationale communiste aux partis qui la constituent, d’appuyer la lutte des peuples opprimés contre l’impérialisme de leur propre pays…
  8. Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, 1962, p. 229. (Nous n’avons pu trouver à quelle « Utopia » renvoie le terme « Salentes »)…
  9. La Nuit coloniale, Julliard, 1962.
  10. Jacques Berque, Le Maghreb d’hier à demain, Seuil, 1962, p. 414.
  11. Ibid., p. 413.
  12. Manet est ce peintre français majeur de la fin du 19e s. incarnant la révolution esthétique qui vit le renversement de l’art académique européen au profit de formes et de règles nouvelles, modernes, moins « officielles ».
  13. Qu’ailleurs il dit « catégories de perception ».
  14. Cf. « L’Effet Manet », Le Monde diplomatique, nov. 2013, extraits de son livre Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Seuil-Raisons d’agir, Paris, nov. 2013, 780 p.
  15. Tel, par exemple, le comportement de Madjer quand il a fait sa fameuse « talonnette » ! Avant de la faire, savait-il qu’il allait la faire ?
  16. F. Abbas, La Nuit coloniale, Julliard, 1962-ANEP, 2005, p. 118. (C’est nous qui soulignons.)
  17. « La préparation du 1er Novembre», Turquant, le 22 août 1961. Copyright Association Denise et Robert Barat ». algeria.com/forums/history-histoire/
  18. Cf. le texte du Rapport in Harbi, Les Archives de la révolution algérienne, Éd. Jeune Afrique, 1981, p. 22.
  19. Fr. et C. Jeanson, L’Algérie hors la loi, ENAG, Alger, 1993, p. 228.
  20. M. Belhocine, Op. cit, « Doc. N° 5 », p. 91.

Illustration
© Marc Riboud

La Rédaction

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