Dernière mise à jour le 8 mai 2018
Par SAMIR AMIN (1)
avec l’aimable autorisation de l’auteur: http://samiramin1931.blogspot.fr/
1. Retour en force de l’extrême droite et la gauche en déclin marqué
Les élections italiennes de mars 2018 ouvrent une période chaotique dont l’issue demeure incertaine. Le pays, il y a encore quelques années connu pour compter parmi les plus «euro-philes» est désormais «euro-sceptique» à 50 % ou plus; l’extrême droite ouvertement nostalgique du fascisme est de retour en force et la droite parlementaire classique imagine sans difficulté son alliance avec elle (comme en Autriche par exemple): le «populisme» (ici le mouvement 5 étoiles) se caractérise par une confusion sans pareille qui interdit de savoir quel est son véritable programme, s’il en possède un quelconque; la gauche est en déclin marqué.
Les explications fournies par les médias dominants placent l’accent sur la question de l’afflux d’immigrés. Sans se poser de questions sur les raisons de cet afflux (les ravages des politiques du néo-libéralisme en Afrique et au Moyen Orient). Ces médias reconnaissent la responsabilité de l’Europe qui a abandonné les pays qui, par leur situation géographique (Italie, Grèce et Espagne) sont en première ligne face à cet afflux. Mais guère plus. On fait parfois allusion aux misères produites par la politique économique de l’Italie (mais encore une fois sans mettre en question les dogmes libéraux). Quand bien même ces explications paraîtraient-elles correctes en première lecture; elles restent peu convaincantes. L’analyse de la catastrophe exige un retour en arrière plus sérieux.
2. Les Maîtres de l’État italien le plus souvent des étrangers
L’existence même de l’Italie est récente. L’unité formelle réalisée au 19 è siècle n’a guère été que la conquête de la péninsule par la monarchie de Turin, rendue possible autant par la conjoncture européenne de l’époque que par le mouvement du «risorgimento».
Au prix de compromis fatals avec les classes dirigeantes traditionnelles des provinces (sur le modèle du «gattopardo» sicilien : tout changer afin que rien ne change). Elle n’a guère convaincu les peuples de la péninsule, probablement toujours plus attachés à leur province qu’à l’Etat unitaire.
Un sens civique national peu développé qui peut-être trouve son explication dans le fait que les maîtres des Etats italiens ayant été le plus souvent des étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des adversaires à tromper autant que possible. Cette faiblesse s’articule aujourd’hui sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du fond fasciste.
La guerre de 1915 à 1918 n’a pas fait progresser un sens national réel, en dépit des discours à cet effet.
Elle a, au contraire, aiguisé les conflits sociaux, marqués par la naissance précoce d’un parti communiste puissant et la réaction des classes dominantes inventant le fascisme dans un pays capitaliste de second rang. L’Italie de Mussolini en constitue l’exemple par excellence, par comparaison avec les fascismes allemand (le nazisme) et japonais, expressions d’ambitions de puissances capitalistes dominantes ou aspirant à le devenir.
Le Mussolinisme – l’inventeur du fascisme (y compris de son nom)– a été la réponse que la droite italienne (anciennes aristocraties, nouvelles bourgeoisies, classes moyennes) a donné à la crise des années 1920 et au danger communiste naissant. Mais ni le capitalisme italien, ni son instrument politique, le fascisme mussolinien, n’avaient l’ambition de dominer l’Europe, encore moins le monde. Et, en dépit des rodomontades du Duce sur le thème de la reconstruction de l’Empire romain (!), Mussolini comprenait que la stabilité de son système reposait sur son alliance – en qualité de second subalterne – soit de la Grande Bretagne – maîtresse de la Méditerranée – soit de l’Allemagne nazie; et cette hésitation a été poursuivie jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.
Le Mussolinisme a néanmoins tenté de réduire l’ampleur des provincialismes et de leur substituer un nationalisme italien nouveau, en particulier par son combat contre les dialectes au profit de l’italien. La catastrophe militaire est à l’origine de l’effondrement de l’illusion de ce modèle de fascisme de seconde zone.
Simultanément, en Italie comme en France la libération aux temps de la seconde guerre avait été une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 sans avoir jamais véritablement disparu. Plus tard l’économie du pays, en dépit de son «miracle» qui avait assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un bon niveau de vie, est demeuré fragile. Ce miracle est également à l’origine de l’option européenne sans réserves qui a conquis tout l’espace politique italien pour devenir finalement le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays s’est engagé.
3. Le suicide du parti communiste italien, à l’origine de la débâcle et du chaos contemporain.
Les succès du Parti Communiste Italien de l’après-guerre sont à l’origine d’avancées fortes dans la construction pour la première fois d’une société italienne authentique et unifiée (au-delà bien entendu des conflits de classes propres au capitalisme, en Italie comme ailleurs). Palmiro Togliatti puis Enrico Berlinguer ont construit ces avancés dans la plus grande lucidité.
La puissance du mouvement était suffisante pour influencer d’une certaine manière l’Etat de «centre gauche» de l’époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui-même. Le PCI a véritablement construit l’Italie moderne, l’avait imprégnée en profondeur de sa culture. Il n’en partageait le monopole qu’avec le Catholicisme dominé par une Eglise qui savait alors cacher son projet réactionnaire derrière lequel se dissimulaient les nostalgiques du fascisme. Le parti démocrate-chrétien remplissait cette fonction. Cette page de l’histoire de l’Italie est tournée.
Le véritable suicide du communisme italien, inauguré par les successeurs d’Enrico Berlinguer et poursuivi avec ténacité jusqu’à ce jour, est à l’origine de la débâcle et du chaos contemporain. Les distances prises tôt par les communistes italiens à l’endroit de la dictature de Moscou n’étaient pas destinées par nature à produire un glissement à droite ultérieur.
Au contraire elles auraient pu être la source d’un renouveau radical. D’autant que l’Italie s’était un moment propulsée au centre de la réflexion et de l’action critiques, à partir du «long 1968» des années 1970. Mais les maoïstes italiens ont échoué; ils ne sont pas parvenus à contribuer à la radicalisation du mouvement communiste dans son ensemble. Ils ont au contraire aidé à donner une légitimité apparente au glissement à droite, traduit à l’époque en termes dits «d’euro-communisme» derrière lequel se dissimulait un ralliement au libéralisme.
Sans doute le danger fasciste peut-il paraître encore aujourd’hui incapable de menacer l’ordre «démocratique» aux Etats Unis et en Europe, du moins à l’ouest de l’ancien «rideau». La collusion entre les droites parlementaires classiques et les sociaux libéraux rend encore inutile pour la domination du capital le recours aux services d’extrêmes droites se situant dans des mouvances historiques fascistes. Néanmoins la montée des luttes populaires pourrait fort bien convaincre la classe dominante de faire davantage appel aux services des fascistes, comme elle l’avait fait dans le passé. Les succès électoraux des extrêmes droites au cours de la dernière décennie doivent inquiéter. Les peuples européens sont bel et bien eux également victimes du déploiement du capitalisme des monopoles généralisés à l’oeuvre.
On comprend alors que, confrontés à la collusion droite parlementaire dite démocratique/gauche dite socialiste, ils se réfugient dans l’abstention électorale, la confusion ou le vote d’extrême-droite. La responsabilité de la gauche potentiellement radicale est ici majeure; car si cette gauche avait l’audace de proposer des avancées réelles au-delà du capitalisme en place, elle y gagnerait la crédibilité qui lui fait défaut. Des gauches radicales audacieuses sont nécessaires pour donner aux mouvements de protestation et aux luttes défensives en cours, toujours émiettés, la cohérence qui leur manque. Le «mouvement» pourrait alors inverser les rapports de force sociaux en faveur des classes populaires et permettre des avancées progressistes.
Dans l’état actuel des choses les succès électoraux des extrêmes-droites font bel et bien l’affaire du capitalisme en place. Ils permettent aux médias de confondre dans la même opprobre les «populistes de l’extrême droite et ceux de l’extrême gauche», et de faire oublier que les premiers sont pro-capitalistes (comme le montre la qualification qu’ils se sont donné d’extrême droite) et donc des alliés possibles, tandis que les seconds sont les seuls adversaires dangereux potentiels du système de pouvoir du capital.
On observe, mutatis mutandis, des conjonctures analogues aux Etats Unis, bien que son extrême droite ne se soit jamais qualifiée de fasciste. Le Mac Carthysme hier, les fanatiques des Tea party et les va-en-guerre (Hilary Clinton ou Donald Trump) défendent ouvertement les «libertés»– entendues comme exclusivement celles des propriétaires et des gérants du capital des monopoles – contre «l’Etat», soupçonné de céder aux demandes des victimes du système.
Références
1 – Samir Amin, universitaire franco égyptien, est le théoricien principal de l’altermondialisme et du «développement inégal» différenciant les centres du capitalisme où l’appareil de production s’est développé et où le prolétariat peut accéder au statut de classe moyenne consommatrice et leurs périphéries, où sont produites ou extraites les matières premières transformées et valorisées dans les centres et où le prolétariat ne peut accéder à l’autonomie matérielle.
Trois de ses récents ouvrage ont pour titre
- L’Implosion du capitalisme contemporain. Automne du capitalisme, printemps des peuples? , Éditions Delga, 2012
- Mémoires: l’éveil du Sud, Les Indes Savantes, 2015
- La souveraineté au service des peuples suivi de L’agriculture paysanne, la voie de l’avenir! Editions du CETIM, 2017, 104 pages