Le pillage du patrimoine cinématograhique palestinien par l'armée israélienne

Le pillage du patrimoine cinématograhique palestinien par l'armée israélienne 938 440 La Rédaction

Dernière mise à jour le 20 juin 2018

Par Ofer Aderet

En hommage à Khalil Ruissas, père du photojournalisme palestinien.

Témoignage

Que font de vieilles photos et de vieux films de Palestiniens dans les archives de l’armée israélienne ?

Ofer Aderet pour Haaretz |Traduction SF pour l’AURDIP|Tribune

Des photos et des films palestiniens saisis par les troupes israéliennes se sont empoussiérés aux archives de l’armée et du ministère de la défense jusqu’à ce que Rona Sela, conservatrice et historienne d’art, en révèle l’existence. Le matériau offre une alternative au récit sioniste qui nie la présence ici de Palestiniens, dit-elle.

La première réaction c’est l’incrédulité : pourquoi ce matériau est-il stocké aux archives des Forces de Défense et du ministère de la défense d’Israël ? Le premier lot est étiqueté en hébreu, «Histoire de la Palestine depuis 1919», le second «Dessins d’enfants scolarisés dans un camp de réfugiés où ils vivent et aspirent à retourner en Palestine». Le troisième : Description de la brutalité du traitement des Palestiniens des Territoires par l’armée israélienne».

Ces trois bobines de films en 16 mm sont placées avec un soin particulier dans les archives centrales qui renseignent sur les activités militaro sécuritaires d’Israël. Elles se trouvent à Tel Hashomer, près du centre du conseil de révision nationale à proximité de Tel Aviv.

Ces trois objets sont à peine une goutte dans l’océan de 38 000 films, 2,7 millions de photos, 96 000 enregistrements audio et 46 000 cartes et photos aériennes rassemblées aux archives de l’armée depuis 1948, sur ordre de celui qui fut le premier Premier Ministre et ministre de la défense d’Israël, David Ben Gourion.

Mais un examen plus minutieux révèle que cette «goutte dans l’océan» particulière est subversive, exceptionnelle et hautement significative. Ces images font partie d’une collection – dont la taille exacte et la totalité des détails restent inconnues – d’un butin de guerre filmique pris par l’armée israélienne aux archives palestiniennes dans des attaques menées au cours des années, mais majoritairement lors de la guerre du Liban de 1982.

Récemment, cependant, à la suite d’une longue et persistante bataille juridique, les films confisqués au Liban, qui s’étaient empoussiérés pendant des années – au lieu d’être projetés dans des cinémathèques ou autres occasions en Israël, ont été sauvés de l’oubli, avec aussi de nombreuses photos. La personne responsable de cette évolution est Rona Sela, conservatrice et chercheure en histoire visuelle de l’Université de Tel Aviv.

Depuis près de vingt ans, Sela a exploré la mémoire visuelle sioniste et palestinienne. Elle a un bon nombre de révélations importantes et de découvertes à son actif, qu’elle a publiés dans des livres, des catalogues et des articles. Parmi les titres en hébreu : «La photographie en Palestine/Eretz Israël dans les années 1930 et 1940» (2000) et «Rendues publiques : photographies palestiniennes des archives militaires en Israël» (2009).

En mars, elle a publié un article dans une revue de sémiologie sociale en langue anglaise sur «La généalogie du pillage et de l’effacement coloniaux – le contrôle israélien sur les archives palestiniennes».

Sela vient de faire son propre film, «Pillées et cachées : les archives palestiniennes en Israêl», un documentaire en anglais qui examine le sort de photos et de films palestiniens «capturés» et déposés aux archives israéliennes. Le film comporte des fragments jusqu’ici non vus de films saisis par l’armée israélienne dans les archives palestiniennes de Beyrouth. Ces dossiers documentaires, dit Sela, «ont été effacés de la conscience et de l’histoire» pendant des décennies.

Il n’a pas été facile d’accéder aux films, explique Sela. Son expédition aux archives a commencé en 1998, alors qu’elle menait une recherche sur les films et photos de propagande sioniste visant à montrer le «juif nouveau», musclé, labourant fièrement la terre, en contradiction, selon la perception sioniste, avec l’Arabe palestinien supposé dégénéré et rustre.

«Après quelques années passées aux archives centrales à Jérusalem et dans d’autres archives sionistes, menant une recherche sur l’histoire de la photographie sioniste et sur la construction d’un dispositif de propagande visuelle soutenant l’idée sioniste, j’ai commencé à chercher aussi une représentation visuelle des Palestiniens, afin d’apprendre sur le récit palestinien et de retracer ses origines et son influence », dit-elle.

Cette tâche fut bien plus compliquée que quiconque aurait pu l’imaginer. Dans certains films et certaines photos sionistes, Sela put discerner, souvent incidemment, des épisodes de l’histoire palestinienne qui les avaient «infiltrés», comme elle le dit. Par exemple, dans les Actualités Carmel de 1951 (actualités hebdomadaires projetées dans des cinémas locaux) qui montrent l’installation de Juifs à Jaffa, des maisons arabes démolies et abandonnées sont clairement visibles.

Ensuite, Sela a repéré des traces et des restes de véritables archives visuelles palestiniennes surgissant, occasionnellement, des archives israéliennes. Ces traces n’étaient pas immédiatement apparentes, elles étaient plutôt comme un trésor fugace, caché ici et là sous des couches de restrictions, d’effacement et de révisions.

Ainsi, elle a remarqué un jour dans les archives de la Haganah, la milice qui a existé avant la création de l’État, des clichés portant la mention «Photos Rissas».

Approfondissant sa recherche, elle a découvert l’histoire de Chelil Rissas (Khalil Rassas, 1926-1974), un des pères du photojournalisme palestinien. Il est inconnu du grand public, palestinien comme israélien, mais, d’après Sela, c’était un «photographe audacieux et révolutionnaire», qui, mû par un sentiment de conscience nationale, a documenté la lutte palestinienne d’avant 1948.

Ensuite elle a trouvé des centaines de photos, légendées par des soldats ou par le personnel des archives qui avaient essayé de plaquer un récit sioniste dessus et de les déconnecter de leur contexte d’origine. La source des photos était un jeune juif qui les avait reçues de son père, un officier de l’armée israélienne qui les avait rapportées de la guerre d’indépendance, en guise de butin.
Travaux oubliés.

Cette découverte était sans précédent. Par contraste avec les images de la propagande sioniste qui exaltaient l’héroïsme des troupes juives et faisaient à peine référence aux Palestiniens, les photos de Rissas avaient pour sujets principaux les combattants palestiniens. Incarnant une posture palestinienne toute de fierté, elles se concentraient sur la lutte nationale et militaire et sur ce qu’elle produisait, dont l’entraînement militaire palestinien et le déploiement dans la bataille.

«J’ai réalisé que j’avais trouvé quelque chose de significatif, que j’avais trouvé une immense cachette d’œuvres d’un des pères de la photographie palestinienne, qui avait été le premier à donner une expression visuelle à la lutte palestinienne», se souvient Sela. «Mais lorsque j’ai essayé d’en savoir plus sur Chelil Rissas, j’ai compris que c’était un photographe oublié, que personne ne savait la moindre chose sur lui, que ce soit en Israël ou ailleurs».

Sela a alors décicé de s’attaquer elle-même au sujet. En 1999, elle retrouvé la trace du frère de Rissas, Wahib, qui travaillait come photographe pour touristes sur le Mont du Temple/Haram al-Sharif dans la vieille ville de Jérusalem. Il lui a raconté l’histoire de la vie de Chelil. Il s’est avéré qu’il avait accompagné les troupes et les leaders palestiniens, en faisant de la documentation visuelle des batailles auxquelles avaient pris part des habitants de la région de Jérusalem pendant la guerre d’indépendance de 1948. « C’était un jeune homme qui avait choisi l’appareil photo comme moyen de faire changer la conscience des gens» dit Sela.

Vers 2007, elle a découvert les archives d’un autre photographe palestinien oublié, Za’arour (1900-1972), originaire d’Azzariyeh, un village situé à l’est de Jérusalem. Environ 400 de ses photos sont préservées en quatre albums. Elles décrivent aussi des scènes de la guerre de 1948, au cours de laquelle Za’arour accompagnait les forces de la légion arabe de Jordanie et où il a documenté la bataille de la vieille ville de Jérusalem. Il a photographié les morts, les ruines, les prisonniers, les réfugiés et ce qu’il s’est passé lors du cessez-le feu.

Pendant la guerre des six jours en 1967, Za’arour a quitté sa maison pendant peu de temps. À son retour, il a découvert que les albums de photos avaient disparu. Un parent, s’est-il avéré, les avait donnés en cadeau au maire de Jérusalem, Teddy Kolek. Après quoi, la Fondation Jérusalem en a fait don aux archives de l’armée. En 2008, dans un acte sans précédent, les archives les ont rendus à la famille Za’arour. La raison, subodore Sela, est que les albums ont été capturés dans une bataille. Dans tous les cas, ce fut, pour ce qu’on en sait, un cas unique.

Sela s’est enthousiasmée pour les découvertes qu’elle avait faites, réalisant que «par un travail systématique, il serait possible de découvrir davantage d’archives palestiniennes ayant fini aux mains d’Israéliens».

Ce travail a eu trois aspects : faire une recherche d’archives visant à localiser des photos et des films palestiniens qui avaient été incorporés dans les archives israéliennes ; rencontrer les photographes palestiniens eux-mêmes ou des membres de leur famille ; et retrouver des soldats israéliens ayant participé à «saisir ces butins visuels» et à les rapporter en Israël.

Au cours de ses recherches, Sela a rencontré quelques individualités fascinantes, dont Khadijeh Habashneh, une cinéaste palestinienne de Jordanie qui a dirigé les archives et la cinémathèque de l’Institut du Cinéma Palestinien. Cette institution, qui a existé depuis la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1980, d’abord en Jordanie puis au Liban, a été fondée par trois réalisateurs pionniers palestiniens – Soulafa Jadallah, Hani Jawhariyyeh et Mustafa Abu Ali (le mari d’Habashneh) – qui ont souhaité documenter le mode de vie de leur peuple et leur lutte nationale. À la suite des événements de Septembre Noir en 1970, lorsque l’armée jordanienne et l’Organisation de Libération de la Palestine se sont livrées à une guerre fratricide sanglante, les cinéastes ont déménagé au Liban et ont réinstallé l’ICP à Beyrouth.

Lorsqu’elle a rencontré Habashneh à Amman en 2013, Sela a entendu l’histoire de la disparition des archives palestiniennes, une histoire qu’elle a incluse dans son documentaire. «Par où commencer quand autant de matériau a été détruit, lorsque le projet d’une vie tombe en morceaux ?» a dit Habashneh à Sela. «Je vois encore ces jeunes gens, pionniers, audacieux, empreints d’idéaux, révolutionnaires, qui créaient des images et des films et documentaient la révolution palestinienne que le monde ne veut pas voir. Ils ont refusé d’être sans visage et sans identité».

Les archives rassemblées par Habashneh contenaient des travaux oubliés qui rendaient compte de la souffrance palestinienne dans les camps de réfugiés, de la résistance à Israël et des batailles contre l’armée d’Israël, aussi bien que de la vie quotidienne. Les archives contenaient les films et le matériau brut des cinéastes de l’ICP, mais aussi une collecte d’autres films palestiniens anciens, d’avant et d’après 1948.

Cette activité reflète «un esprit de libération et de révolte et les jours de la révolution» dit Habashneh dans le film de Sela, en se référant aux année du début du mouvement national palestinien. Cet esprit a été capturé dans des photos underground et avec un budget minimum, sur des films développés dans les cuisines, projetés sous des tentes et dans les camps de réfugiés et distribués à l’étranger.

Des documents existent ainsi sur des femmes, des enfants, des combattants, des intellectuels, des personnalités de la culture et des événements d’importance historique, a rappelé Habashneh. «Pour ce qu’on en sait, c’étaient là les premières archives visuelle palestiniennes officielles», note Sela.

Dans ses échanges avec Sela, Habashneh a rappelé avec nostalgie d’autres temps, meilleurs, quand les films palestiniens étaient projetés dans une cinémathèque de Beyrouth, avec d’autres oeuvres, dans un esprit «révolutionnaire», de Cuba, de Chine, du Vietnam et d’ailleurs. «Nous étions en contact avec des cinéastes d’autres pays, qui voyaient la caméra comme un instrument aux mains de la révolution et de la lutte du peuple» a-t-elle rappelé.

«Une coopération culturelle intéressante s’est développée là, centrée autour du cinéma révolutionnaire», souligne Sela qui ajoute : «Beyrouth était vivante, vibrant d’un épanouissement culturel révolutionnaire sans précédent, absolument étonnant en termes de signification visuelle».

Mais en 1982, après l’entré de l’armée israélienne à Beyrouth, ces archives ont disparu et on ne les a jamais revues. Le même sort s’et abattu sur deux films d’Habashneh elle-même, l’un sur des enfants, l’autre sur des femmes. Dans le documentaire de Sela, Habashneh s’interroge à haute voix sur les circonstances dans lesquelles cette stupéfiante collection a disparu. «Notre destin est-il de vivre sans passé ? Sans une histoire visuelle ?» demande-t-elle. Depuis, elle a réussi à reconstruire une petite partie des archives.

Certains films ont abouti aux États-Unis où ils avaient été envoyés pour être développés. Des copies de quelques autres sont restées dans des cinémas de divers pays où ils étaient projetés. Maintenant septuagénaire, Habashneh poursuit sa mission, même si, comme elle l’a dit à Sela durant une conversation antérieure, «le sort des archives reste une énigme». «Elles nous ont marqués »

Ce qu’Habashneh n’a pas pu réaliser en commençant en 1982 dans le cadre d’une recherche à l’échelle mondiale, Sela a réussi à le faire en quelques années de recherche en Israël.

Elle a commencé en localisant un ancien soldat de l’armée israélienne qui lui a parlé du jour où plusieurs camions sont arrivés devant l’immeuble de Beyrouth qui abritait bon nombre des archives palestiniennes et s’est mis à le vider. Ce témoignage, accompagné d’une photo, a été crucial pour Sela, au sens où il corrobore les rumeurs et les récits sur le fait que les archives palestiniennes avaient été emportées en Israël.

Le même soldat a ajouté qu’il avait été saisi de peur à la vue, parmi les photos confisquées aux archives, des photos qui montraient des soldats israéliens dans les territoires. Il figurait lui-même sur l’une d’elles. «Elles nous ont marqués» a-t-il dit à Sela.

Un autre ancien soldat a parlé à Sela d’un étrange album de photos pris (ou pillé selon le point de vue adopté) en 1948 dans la maison de la famille Nashashibi, bien connue à Jérusalem. Le soldat a ajouté que son père, qui avait été officier dans l’armée lors de la guerre d’indépendance, était entré dans un studio de photos et était parti avec les archives qui s’y trouvaient, tandis que d’autres soldats étaient occupés à piller des pianos et autres objets de valeur chez les Nashashibi.

Un autre ancien soldat a certifié avoir pris une photo sur le cadavre d’un Arabe. Avec le temps, toutes ces images ont fait leur chemin vers des archives en Israël, en particulier les archives de l’armée.

En 2000, Sela, encouragée par ses découvertes initiales, demanda la permission auprès de ces archives, d’examiner le matériau visuel saisi par l’armée dans les années 1980. Elle essuya d’abord un refus : le matériau n’était pas en Israël, lui dit-on.

«Mais je savais ce que je cherchais, parce que j’avais des témoignages de soldats» dit-elle aujourd’hui, ajoutant qu’en insistant elle s’est trouvée face à «des difficultés, diverses restrictions et au torpillage de la possibilité de consulter le matériau».

L’ouverture s’est faite lorsqu’elle s’est adjoint l’aide des avocats Michael Sfard et Shlomi Zacharia en 2008. Ils ont tout d’abord reçu un mot du conseiller juridique du ministère de la défense, disant que diverses prises faites à Beyrouth étaient désormais aux archives de l’armée. Sela a néanmoins été informée par la suite que «les archives photographiques de l’OLP», ainsi que le ministère de la défense désigne généralement le matériau photographique pris aux Palestiniens, était «du matériau d’archive sur des questions d’affaires étrangères et de sécurité, et en tant que tel était d’accès restreint comme défini en partie 7(a) du règlement des archives».

Ensuite, un jour de 2010, Sela reçut un fax l’informant que des films palestiniens avaient été trouvés dans les archives de l’armée, sans autre précision, et l’invitant à les visionner.

«Il y avait quelques dizaines de fragments de films et je fus étonnée de ce que je vis» dit-elle. «Au début, on ne me montra qu’un nombre limité de documents, mais c’était illustratif de l’ensemble. Instruite par mon expérience, je compris qu’il y en avait davantage».

Quelques années de ce que Sela appelle «questionnement sans fin, discussions et correspondance» passèrent, qui débouchèrent sur l’autorisation qui lui fut donnée de visionner des dizaines de fragments d’autres films, dont certains venaient apparemment des archives d’Habashneh.

Sela découvrit aussi d’autres archives palestiniennes saisies par l’armée. Mises en place sous l’égide de la section des arts et de la culture de l’OLP, leur directeur était, en 1970, le peintre et historien né à Lod, Ismaïl Shammout (1930-2006).

L’un des travaux de cette collection est le propre film de Shammout «L’appel urgent», dont la bande son avait été écrite et jouée par la chanteuse palestinienne Zeinab Shathat en anglais, s’accompagnant elle-même à la guitare. «Le film était donné pour perdu jusqu’à ce que je le trouve dans les archives de l’armée, dit Sela, qui décrit L’appel urgent comme un cri sur la condition de la Palestine, ses fils et ses filles».

Voir ce film nous ramène vers la fin des années 1960 – début des années 1970, quand le cinéma de la lutte palestinienne s’est brièvement connecté à d’autres mouvements cinématographiques révolutionnaires internationaux.

Par exemple, en 1969 et 1970, Jean-Luc Godard, le réalisateur légendaire de la Nouvelle Vague cinématographique française, s’est rendu en Jordanie et au Liban plusieurs fois avec le groupe Dziga Vertov de réalisateurs français (groupe nommé d’après le documentariste soviétique pionnier des années 1920-1930), dont faisait partie le réalisateur Jean-Pierre Gorin, qui a travaillé avec Godard dans sa période «radicale». Ils sont venus tourner dans des camps de réfugiés et dans des bases de fedayin pour le film de Godard «Jusqu’à la victoire». Habashneh a dit à Sela qu’elle et d’autres avaient rencontré Godard, l’avaient assisté et avaient, bien sûr, été influencés par son travail.

À côté de «L’appel urgent» – dont des extraits figurent dans le documentaire «Pillés et cachés», Sela a aussi trouvé un autre film de Shammout dans les archives de l’armée. Sous le titre «Souvenirs et feu», il fait la chronique de l’histoire palestinienne du vingtième siècle, «depuis les jours décrivant la vie idyllique en Palestine, en passant par le statut de réfugié, jusqu’à la documentation de l’organisation pour la résistance. Pour reprendre les termes du réalisateur et spécialiste palestinien du cinéma, George Khleifi, le combattant offensif prit la place du réfugié au destin tragique», ajoute-t-elle.

Sela a aussi trouvé un film du réalisateur irakien Kais al-Zoubaidi, qui a travaillé un temps dans la section des arts et de la culture du l’OLP. Au nombre de ses films de cette période, on trouve «Loin du foyer» (1969) et «La visite» (1970).

En 2006 il a publié une anthologie intitulée «La Palestine dans le cinéma», une histoire de ce sujet, qui mentionne quelque 800 films traitant de la Palestine ou du peuple palestinien.

Certains des films palestiniens se trouvant dans les archives de l’armée y sont avec leurs titres d’origine. Mais dans bien d’autres cas, ce matériau archivé a été renommé pour coller à l’optique israélienne, si bien que des «combattants» palestiniens se sont mués en «gangs» ou en «terroristes» par exemple.

Dans un cas, un film sur des Palestiniens s’entraînant au maniement des armes, est enregistré comme «Camp terroriste au Koweït : distribution d’uniformes, filles rampant avec des armes, terroristes défilant armés dans les collines, instruction à la pose de mines et au maniement des armes».

Sela : «Ces films et clichés, bien qu’ils n’aient pas pour auteurs des réalisateurs de cinéma ou des unités militaires juifs/israéliens – ce qui est le critère central pour déposer des matériaux dans les archives de l’armée israélienne, ont été transférés aux archives militaires et soumis aux règles de l’État d’Israël. Le service des archives les a scellés pendant plusieurs décennies et les a classés selon sa propre terminologie – qui est sioniste, juive et israélienne, et non selon la terminologie palestinienne d’origine. J’ai vu, par endroits, le mot «terroristes» écrit sur des photos prises par des Palestiniens. Mais malgré tout, ils ne se nomment pas ainsi eux-mêmes. Cela fait partie du camouflage terminologique, qui a subordonné leur créativité au processus colonial dans lequel l’occupant contrôle le matériau capturé».

Les découvertes de Sela, qui sont d’une importance internationale, ne sont pas seulement une réalisation de recherche, de documentation et de type académique : elles constituent aussi une rupture dans le registre de la chronique de l’histoire palestinienne. «Il manque plusieurs chapitres à l’historiographie visuelle palestinienne» observe-t-elle. «Beaucoup de photos et d’archives ont été détruites, perdues, prises comme butin ou pillées dans les différentes guerres et au cours du conflit israélo-palestinien».

De son point de vue, la collecte systématique de matériau visuel palestinien dans les archives de l’armée israélienne, «rend possible d’écrire une histoire alternative qui contredise le contenu créé par l’armée et par les archives militaires, impulsé quant à lui par des considérations idéologiques et politiques». Dans le matériau qu’elle a trouvé aux archives de l’armée, elle voit «des images décrivant l’histoire du peuple palestinien et ses liens de longue date avec cette terre et ce lieu, qui offrent une alternative à l’histoire sioniste qui a nié l’existence des Palestiniens ici, de même que leur culture, leur histoire, la longue tragédie qu’ils ont endurée et les nombreuses années de leur lutte nationale».

Le résultat est un paradoxe fascinant, comme ce qu’on trouve souvent lorsqu’on puise profondément dans des archives.

L’information considérable trouvée par Sela dans les archives de l’armée israélienne rend possible de reconstruire des éléments de l’existence des Palestiniens avant 1948 et d’aider à combler les trous du récit palestinien jusqu’aux années 1980. En d’autres termes, même si l’intention d’Israël était de cacher ces éléments et de contrôler les trésors historiques des Palestiniens, son action encourage en fait le processus de préservation et continuera de le faire à l’avenir.

La recherche de Sela sur les matériaux d’archive visuels a été précédée par une autre étude révolutionnaire – du monde de l’écrit, conduite par le Dr. Gish Amit, un expert des aspects culturels du sionisme de l’université Ben Gourion du Negev.

Amit a fait la chronique du sort réservé aux livres et aux bibliothèques palestiniens qui, à l’instar des photos et des films trouvés par Sela, ont fini dans les archives israéliennes, notamment à la Bibliothèque Nationale de Jérusalem.

Dans son livre de 2014, «Ex-Libris : Chroniques de vol, de préservation et d’appropriation à la Bibliothèque nationale Juive» (en hébreu), Amit analyse de façon incisive comment toute tentative de cacher et de contrôler l’histoire d’autrui est vouée à l’échec. Selon lui, «une archive se souvient des ses oublis et de ses effacements», «elle documente l’injustice et donc rend possible d’aller sur ses traces» et «elle pave le chemin vers des histoires oubliées qui peuvent, un jour, condamner les possesseurs» de ces documents.

Amit voit cependant la complexité de cette histoire et en présente un autre côté.

Décrivant l’opération par laquelle les livres palestiniens ont été collectés par des soldats israéliens et le personnel de la Bibliothèque Nationale pendant la guerre d’indépendance, il suggère la possibilité que ce fut en fait un acte comportant un aspect de sauvetage, de préservation et d’accès : «d’un côté, les livres ont été collectés et non brûlés ou laissés dans des maisons abandonnées dans les quartiers arabes vidés de leurs habitants. S’ils ne l’avaient pas été, leur sort aurait été scellé – aucune trace n’en resterait», écrit-il, ajoutant que la Bibliothèque Nationale «a protégé les livres de la guerre, du pillage, de la destruction et du trafic illégal de manuscrits».

D’après la Bibliothèque Nationale, celle-ci détient environ 6 500 livres et manuscrits palestiniens, pris dans des maisons privées dont les propriétaires sont partis en 1948. L’ensemble de la collection est catalogué et accessible au grand public, mais détenu sous la responsabilité du Gardien des Biens des Absents du ministère des finances. Il n’y a donc aucune intention d’essayer, dans un avenir proche, de localiser les propriétaires et de leur rendre ces livres.

Sela voit ces pillages de guerre en Israël comme l’expression directe de l’occupation, qu’elle définit, au-delà de la présence physique d’Israël dans les territoires, comme «le contrôle de l’histoire, l’écriture la culture et la configuration de l’identité».

De son point de vue, «l’exercice du pouvoir israélien sur les Palestiniens n’est pas seulement géographique mais s’étend aussi à la culture et à la conscience. Israël veut effacer cette histoire de la conscience publique, mais il ne réussit pas, parce que la force de la résistance est supérieure. De plus, ses tentatives pour effacer l’histoire palestinienne affectent Israël lui-même au bout du compte».

À ce stade, Sela a recours à une comparaison lourde de sens, pour illustrer comment le matériau visuel contribue à la création de l’identité personnelle et collective. «En tant que fille de survivants de l’holocauste» dit-elle, «j’ai grandi dans un foyer dépourvu de mémoire historique photographique. Rien. Mon histoire ne commence qu’au moment où mes parents se sont rencontrés, en 1953. C’est seulement à partir de là que nous avons des photos. Avant cela : rien.

«Je sais ce qu’on ressent lorsqu’on n’a aucune idée de à quoi ressemblaient sa grand mère et son grand père, ni de ce qu’était l’enfance de son père », continue-t-elle. «C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de l’histoire de tout un peuple. La construction de l’identité via des matériaux visuels et très significative. Beaucoup de chercheurs en ont traité. Le fait est que les corps constitués sionistes ont fait et continuent de faire un usage extensif et rationnel de (tels matériaux aussi) sur une période qui couvre des décennies».

Sela admet qu’il y a encore beaucoup à faire, mais en ce qui la concerne, une fois qu’une fissure est apparue dans le mur, il n’y a pas moyen de faire machine arrière. «Il existe une grande quantité de matériau, dont des centaines de films auxquels je n’ai pas encore eu accès», note-t-elle.

«C’est un trésor fantastique, qui contient de l’information sur la vie culturelle, éducative, rurale et urbaine du peuple palestinien au long du vingtième siècle – un récit effacé qui doit être restitué aux livres d’histoire» ajoute-t-elle.

Questionnée sur ce qu’elle pense qui devrait être fait avec ce matériau, elle affirme : «il faut bien sûr le rendre. Tout comme Israël bataille constamment pour recouvrer ce que les Nazis ont pillé chez les Juifs pendant l’holocauste. Le contexte historique est différent, mais le même critère s’impose : faites ce que vous prêchez. Ce sont des matériaux culturels et historiques appartenant au peuple palestinien».

Le fait que ces éléments sont détenus par Israël «crée un vaste trou dans la recherche et la connaissance palestiniennes» affirme Sela. «C’est un trou dont Israël est responsable. Ce matériau ne nous appartient pas. Il faut le rendre à ses propriétaires. Ensuite, si nous voyons les choses intelligemment, nous aussi pouvons apprendre et comprendre des chapitres très significatifs de l’histoire palestinienne et de notre propre histoire. Je pense que la première étape, de base, du processus de conciliation est de connaître l’histoire de l’Autre et aussi notre propre histoire de contrôle sur l’Autre».

Réponse du Ministère de la Défense

Un porte-parole du ministère de la défense, sollicité pour un commentaire sur ce que détiennent les archives de l’armée israélienne, a dit que les archives contiennent 642 «films de butin de guerre», dont la plupart traitent des réfugiés et ont été réalisés par l’UNRWA (l’Agence des Nations Unies pour le secours et les travaux pour les réfugiés) dans les années 1960 et 1970. Le ministère a aussi noté que 158 films saisis par l’armée lors de la guerre du Liban en 1982, sont listés de façon méthodique dans le catalogue de la salle de lecture et sont disponibles à la consultation du grand public, dont les citoyens arabes et les Palestiniens.

Quant aux photos palestiniennes confisquées, le ministère de la défense a déclaré qu’elles n’étaient pas classées. Il y a 127 dossiers de photos et de négatifs aux archives, chacun d’eux contenant des dizaines de photos, probablement prises entre les années 1960 et 1980, sur des sujets divers, dont des visites de délégations internationales aux membres de l’OLP, des déplacements de délégations de l’OLP à l’étranger, le patrimoine artistique palestinien, des objets d’art, des tenues traditionnelles et du folklore palestinien, des usines et des ateliers, des manifestations, des défilés et des meetings de l’OLP, des portraits de personnalités arabes et des symboles de l’OLP.

La déclaration ajoute qu’il y a quelques mois, des caisses ont été localisées au cours de l’évacuation des pièces de stockage des archives de la base de Tzrifin, et qu’elles étaient marquées par leurs propriétaires originels «Département d’Information et d’Orientation Nationale de l’OLP et Département de l’Information et de la Culture».

Une projection en avant-première du film de Rona Sela «Pillées et cachées – les archives palestiniennes en Israël» aura lieu à 19h le 3 juillet au centre d’art contemporain de Tel Aviv. Un débat suivra avec Sela et Sabri Jiryis, ancien directeur du centre palestinien de recherche de Beyrouth dont l’armée israélienne a également saisi des pièces.

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Illustration
  • Under the auspices of the Ramallah International Film Festival, screened at Israel’s separation barrier in the West Bank town of Abu Dis. (Photo: AFP – Gali Tibbon)

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