L’Iran, premier acteur stratégique de la région 2/2

L’Iran, premier acteur stratégique de la région 2/2 1920 1280 Roger Naba'a

Dernière mise à jour le 7 février 2022

État Islamique et Iran

Une autre espèce d’inimitié nourrit les relations Iran/EI. Une inimitié éternelle qui se confond avec une haine viscérale qui se venge de cette inimitié qui remonte au temps catastrophique des débuts de l’islam, celui qui fractura à jamais «ummat Muhammad» (la nation/le peuple de Mahomet) entre sunnites et chiites, du fait des chiites, bien évidemment» (sic). Aussi l’Iran fut-il en état de guerre contre le takfirisme1 – ceux de l’EI et ceux des autres. Sur toutes les scènes du Levant, au Liban, en Syrie et bien entendu en Irak, ce fut Téhéran ou ses relais qui montèrent sur la ligne de front pour contrer les avancées takfiristes.

Si au Liban la montée au front prit les allures d’une petite guerre, un affrontement contre des groupes armés, en revanche, elle prit, en Syrie et en Irak, les allures d’une guerre qui mit aux prises l’Iran directement2 ou l’Iran au travers du Hezbollah en Syrie et de la Mobilisation populaire (al-Hachd al-Cha‘bi) en Irak.

Aux avant-postes de la guerre pour mettre l’offensive des takfiristes et celle de l’armée du «califat» en déroute (les États-Unis assurant, en Irak, la couverture aérienne), leur défaite consacra l’Iran dans sa puissance que confirmera la signature de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, et l’Arabie saoudite dans sa non-puissance pour ne pas dire son impuissance.

2016: retrait trumpien de l’accord de Vienne.

Sacrifiant à sa promesse électorale mais plus certainement encore à ses phantasmes délirants -un anti-obamisme infantile et débile-, «le plus grand (greatest) négociateur» devant l’éternel (Trump dixit), satisfaisant de par ailleurs aux demandes pressantes de ses alliés régionaux (Israël et l’Arabie saoudite), Donald Trump «déchirait» l’Accord de Vienne et soumettait la République islamique à une guerre économique pour qu’elle prenne le chemin de Canossa, car si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, la politique de la «pression maximale» est, dans l’impossibilité de faire la guerre tout court, son substitut par d’autres moyens. D’Obama à Trump, ce qui a changé c’est l’analyse de Washington du risque que fait peser la République islamique d’Iran sur la stabilité régionale :

Obama considérait que l’influence iranienne était plus un symptôme que la principale cause des conflits au PMO pendant que Trump – soutenu en cela par Israël et l’Arabie saoudite – estimait que la volonté d’empire de Téhéran en est le principal facteur, expliquant par là les turbulences que traverse la région. C’est bien pour cela d’ailleurs que Donald Trump voulait aller, dans ses négociations avec l’Iran, au-delà de sa seule composante nucléaire.

Iran et Israël, lointains et proches.

Israël, une inimitié lointaine mais radicale

Si l’Iran constitue pour Israël, aux dires de ses dirigeants, du fait de sa radicalité, de son nucléaire, de son «empire» régional et de la proximité du Hezbollah à ses frontières un «ennemi existentiel», Israël n’est pas seulement pour l’Iran, comme l’écrit Clément Therme: «une affaire d’identité idéologique avant d’être une question de politique étrangère»:

mais bel et bien un ennemi «naturel», autant idéologique que politique. D’autant que cette inimitié n’est radicale que parce qu’elle ressortit a un intérêt géopolitiquement stratégique.

En effet, l’actuelle géopolitique israélienne part d’un axiome: dès lors que l’un ou l’autre des pays du PMO se sera doté de l’arme nucléaire, il y aura menace pour la sécurité de l’État hébreu et déstabilisation du cadre régional.

C’est la raison pour laquelle Israël a attaqué les sites nucléaires en Irak (1981) et en Syrie (2007). L’opposition fondamentale d’Israël à tout accord sur le nucléaire iranien, s’explique par la crainte que tout rapprochement entre Washington et Téhéran et la levée des sanctions économiques permettraient à l’Iran de poursuivre son ambition «impériale», ce qui n’est pas du goût de Tel Aviv – et encore moins de Riyad et des États du Golfe.

Pendant que la stratégie de l’Iran est de transférer le conflit israélo/arabe vers un conflit israélo/islamico-chiite, dont elle prendrait la tête, déclassant définitivement le sunnisme arabe et ses États, pour être à même de devenir la force dominante du monde musulman par la voie de l’inimitié à Israël.

L’Iran, vocation d’empire ou métaphore d’empire ?

C’est le cas de l’empire américain (USA), la notion d’empire a traditionnellement désigné un processus de conquêtes et d’extension territoriale, avec mise sous tutelle politique, économique – et dans les empires coloniaux des XIXe-XXe siècles, culturelle et idéologique -, de l’espace conquis. Ce n’est pas le cas de la République islamique3, qui tente de s’imposer au PMO. Aussi en voulant en traiter, nous traiterons de cet «empire» comme forme politique. Ainsi compris, cette notion dans notre propos correspond, et seulement, à un accroissement du pouvoir d’un centre. Et la question sera abordée espérant pouvoir échapper au biais idéologique véhiculé par le mot d’impérialisme et les effluves négatives qu’il charrie.

Appréhender le mal nommé «empire iranien» comme forme politique, impliquerait donc de considérer la structure du pouvoir de cet «empire» en ce qu’elle établit une stricte hiérarchie entre le pouvoir du centre (Téhéran) et ses «terres d’empire», les «îlots» chiites disséminés en terres d’islam sunnite, lesquels «îlots» ont intériorisée la légitimité de la Wilâyet al-faqîh dont le centre est seul détenteur légitime.

Car c’est cette notion de la Wilâyet al-faqîh seul centre légitime du pouvoir qui constitue le centre de gravité de ce qu’on appelle l’«empire» iranien comme forme politique, et c’est bien là son originalité : un «empire» structuré par la Wilâyet al-faqîh.

Du coup, une autre géographie que la géographie des géographes se découvre, une géographie de mémoire et de culte du martyre (celui de Hussayn) si l’on entend par «géographie» des expériences historiques de l’espace qu’une culture garde en elle, dès lors que l’espace géographique, en interrelation avec les sociétés humaines qui l’occupent, l’aménagent et le convoitent, est composé de trois dimensions: l’échelle, qui définit sa taille; la métrique, qui est la manière de calculer la distance en son sein; la substance, qui renvoie à toutes ses autres dimensions sociales. Il ne s’agira donc pas de l’empire Perse ni non plus d’un empire chiite, mais bel et bien de l’Iran-chiite du Wilâyet al-faqîh4 qui en charpente la forme politique.

Sujet controversé auprès des doctes chiites, loin de moi, ignorant en la matière, l’idée de discuter de cette question au plan théologique ou dans ses fondements historiques. Ni même de discuter de ses causes ou raisons ni de ses effets au plan de la politique interne de l’Iran.

Mon approche est strictement géopolitique et cherche à saisir ce «concept» au rebours de ses résultats sur les terres chiites en terre sunnite qui ont permis à l’Iran de rassembler les chiites de la région alentour sous sa houlette légitimée à leurs yeux par Wilâyet al-faqîh en un métaphorique «territoire politique» dont le centre est Téhéran.

Certes, c’est une instance proprement iranienne, mais bien qu’iranien le pouvoir qu’il exerce est cependant transnational dans la mesure ou Wilâyet al-faqîh postule une continuité entre l’Imamat et la République islamique, ce qui n’est pas sans lui conférer une «légitimité chiite» qui transcende l’iranité du concept.

On peut donc penser, et la thèse se défend, que Wilâyat al-faqîh s’inscrit dans une double temporalité : l’une externe, la géopolitique du chiisme, et l’autre, interne, proprement iranienne, les deux s’ancrant dans un principe d’identité collective déconnecté de l’iranité stricte.

Aussi, et par-delà ses fonctions propres à l’histoire du chiisme duodécimain, Wilâyet al-faqîh s’est-il avéré un outil au service d’un grand dessein géopolitique, dès lors que, de par son opération, l’Iran s’est propulsé comme puissance tutélaire – un hâmi en termes khalduniens – des minorités chiites disséminées dans l’ensemble des Etats du PMO sunnites.

L’affiliation des «îlots chiites» à un système d’alliances avec l’Iran s’est inventé selon une syntaxe et une logique encore inédites dès lors que ce système ne regroupe pas des partenaires, des alliés ou des amis, mais des «homonymes» qui partagent -voire communient dans- le même signe d’identité et de reconnaissance et que, d’autre part, ce système ne passe pas par des États mais par des Appareils non-étatiques (ANE). En passant de l’étatique à l’infra-étatique, il a réussi, remarquablement, à «internaliser», en les «domiciliant» et les privatisant des rapports d’alliances publiques ;

Le tout fonctionnant en circuit fermé. Enfin, construction sans continuité territoriale, les communautés chiites ne sont pas exploitées au profit des intérêts de Téhéran ni administrées directement et/ou indirectement par cette dernière.

Ainsi, à la différence de la notion traditionnel d’empire, l’«empire» iranien comme forme politique – ou comme métaphore d’empire – est un système d’influence qui correspond à la construction d’une «médiation» qui demande aux chiites de réduire l’écart ou l’éloignement d’avec Téhéran; et ce que cette «médiation» a de spécifique c’est qu’elle ne vise pas seulement les dirigeants chiites – bien que les interlocuteurs de l’Iran soient les dirigeants – mais la communauté chiite en tant que telle.

Certes l’Iran inquiète, mais elle inquiète parce qu’il a réussi à se forger une capacité à s’imposer comme premier acteur stratégique de la région; parce qu’il dispose d’un outil militaire relativement important et réactif; parce que cette capacité militaire s’articule à une vision du monde et non à la simple défense d’intérêts immédiats ; et parce cette vision du monde s’articule à des relais sociaux, les «îlots» chiites du PMO.

Visant fondamentalement à déstabiliser une région soumise à une pression violente exercée par des puissances (USA, Israël, États arabes-sunnites du Golfe, …) qui l’excluent de l’ensemble de la région tout en le menaçant, la montée en puissance de l’Iran inquiète en raison de son objectif déclaré de déplacer les équilibres géostratégiques de la région qui sont actuellement favorables à ces États qui veulent le réduire.

Complexes conflictuels régionaux

«Connues sous les dénominations interchangeables de « complexes conflictuels régionaux » [CCR], « guerres en réseau » ou « configurations conflictuelles régionales », ces guerres [intraétatiques, mal nommées guerres civiles] se définissent de plus en plus comme des ensembles de conflits transnationaux dont les liens se renforcent mutuellement au sein d’une région donnée. […] Jusqu’à présent, le débat relatif aux nouvelles guerres et aux CCR a rarement concerné le Moyen-Orient. (…) lacune inexcusable, d’autant qu’un rapide survol de la situation politique de l’Iraq, de la Syrie et du Liban [et du Yémen] montre que le concept de CCR peut parfaitement s’appliquer à ces … pays»5.

Car lorsque divers conflits coexistent au sein d’une seule et même région, ils se constituent en «complexe conflictuel régional» d’autant qu’elle (la région) formerait un «ensemble flou» – comme c’est le cas du PMO. Dès lors, la dynamique de chacun des conflits s’inscrivant tout «naturellement» dans la coulée des dynamiques régionales, les conflits auront tendance à s’influencer, à interagir, à se renforcer mutuellement et à se diffuser tout au long du système lui-même.

Aussi de tels conflits ne pourraient se comprendre séparément mais seulement en rapport les uns avec les autres et avec leur contexte régional. L’approche qui se focalise sur le concept de « complexe conflictuel régional » accorde une attention particulière aux dynamiques régionales de conflit en apparence ou initialement intraétatiques, et promeut une approche régionale dans leur prévention et résolution.»6

L’Iran islamique n’a pu monter en puissance que dans cette configuration conflictuelle régionale caractérisée par la décomposition généralisée du PMO, mina-l-muhît ila-l-khalîje; travaillé par un «vide de puissance » depuis la Naksa de 1967; et enfin qualifié par l’impuissance des États arabo-sunnites remis en question par une double contestation chez eux et en externe: chiite d’une part et sunnite de type fondamentaliste voire djihadiste de l’autre.

L’Arabie saoudite, un hégémon creux7

Pendant que Bagdad et Téhéran guerroyaient, l’Arabie saoudite jouait les attentes. Dans un rôle effacé jusqu’aux années 1970-1973, elle accéda au premier plan à la suite d’une suite d’événements qui lui furent favorables ou qu’elle sut exploiter: du retrait britannique (1968-1970), au choix fait par les États-Unis – alors empêtrés dans la guerre du Vietnam – de déléguer la sécurité du Golfe persique aux «deux piliers», Riyad et Téhéran (1971), à la Guerre d’Octobre (1973) qui fit du Royaume l’une des plus grandes puissances financières de la planète et lui permit de ravir le leadership du monde arabe à l’Égypte, à la diffusion de l’idéologie wahhabite comme idéologie de masse en lieu et place du pan-nationalisme arabe, pour soutenir sa montée en puissance, et le wahhabisme aidant, à la diffusion d’un islamo-sunnisme qui «hérétise» les chiites.

Or donc l’Arabie saoudite, s’acheminait à l’ombre pour se prévaloir, peut-être pas de l’hégémonie – elle n’en a pas les moyens – mais tout au plus d’un leadership régional, et encore, selon certains, un leadership inconsistant8.

Mais l’avènement, en 1979, de la République islamique changea la donne géopolitique aussi bien dans la Péninsule arabique qu’au Levant9.

Aussi lors de la guerre Iraq-Iran, bien que le Royaume saoudien eût appuyé à fond l’effort de guerre iraqien, son vœu le plus fort, auquel il consacra tous ses efforts – au travers de trois médiations successives qui n’ont pas abouti -, fut-il de chercher une issue qui ne confèrerait à aucune des parties en guerre un ascendant indu au Moyen-Orient.

Les expéditions étatsuniennes en Afghanistan et en Irak (2003) aboutirent à neutraliser les deux États sunnites capables de tenir tête à l’Iran, l’Afghanistan des Talibans et l’Irak de Saddam Hussein.

Dépités, l’Arabie saoudite constata impuissante que l’Iran installait son influence, côté Afghanistan, dans la province limitrophe d’Herat peuplé de chiites, côté Irak, non seulement dans le sud chiite, mais aussi sur le pouvoir central depuis que les chiites en ont pris le contrôle à la faveur des élections.

Et avec le retrait des Américains (2007-2011) et la prise de Bagdad (2008), l’Iran devenait un acteur encore plus important qu’il ne l’était de la dynamique géopolitique moyen-orientale.

2003, Saddam Hussein tombe donc sous les coups de boutoir des États-Unis. L’État irakien tient toujours le coup, toutefois ce n’est plus qu’un État qui n’en peut mais… Kaput la postulation à l’hégémon. L’Arabie saoudite, dernier étendard étatique des sunnites, se devait de se lancer dans la course à l’hégémon, et à s’y lancer contre l’Iran, seul rival régional sérieux l’Égypte étant depuis belle lurette hors course, la Syrie prise dans le tourbillon de sa guerre interne et l’Irak venant de subir une défaite cuisante.

À lire
  • https://www.madaniya.info/2020/02/10/contribution-a-la-metapolitique-de-lasie-occidentale/
  • https://www.madaniya.info/2014/10/10/l-equation-chiite-dans-la-problematique-du-jeu-des-puissances-regionales-et-internationales-1-2/
  • https://www.madaniya.info/2014/10/12/l-equation-chiite-dans-la-problematique-du-jeu-des-puissances-regionales-et-internationales-2-2/
Notes
  • 1 Le takfirisme est souvent perçu comme idéologiquement proche du kharidjisme – bien qu’il soit sans relation de filiation doctrinale, loin de là. Dans les conflits modernes, cette nomination met l’accent sur le fait que les takfiristes usent systématiquement de l’excommunication (takfîr) et de ses corollaires, assassinats et massacres de masse, contre tous ceux qui ne pensent pas/ne croient pas comme eux.
  • 2 Dès la prise de Mossoul en juin 2014, Bagdad vit débarquer le général iranien Qâsim Sulaymâni, chef de l’unité d’élite al-Quds des Gardiens de la Révolution, en compagnie d’experts militaires, pour sécuriser la capitale et mettre à l’œuvre une contre-offensive qui devait conduire à la défaite territoriale du califat.
  • 3 Ni celui de la Turquie d’Erdogan dont l’entreprise dite impériale n’est pas sans ressembler a l’entreprise iranienne.
  • 4 Qu’est-ce que la Wilâyet al-faqîh ?
    Dans le chiisme duodécimain, ce sont les Imam/s, héritiers et successeurs de Husayn le martyr, qui ont à charge le destin de la Communauté. Le douzième d’entre eux s’est occulté en 914 et ne reviendra qu’à la fin des temps. En son absence, le plus habilité à assurer les pouvoirs spirituels et temporels est le faqîh : l’Ayatollah (textuellement, le signe de Dieu) le plus savant, sera élu au titre de Wâli al-faqîh et prendra à sa charge le destin de la communauté. Comme « lieu-tenant » de l’Imam occulté, le Wâli al-faqîh, jouit de pouvoirs très étendus, voire extrêmes, puisqu’il a pouvoir sur le spirituel (religion, mode de penser et de croyance…) et le temporel (politique, mode de vie…), etc. Cette théorie a été incorporée dans la Constitution de le Révolution islamique.
  • 5 Reinoud Leenders, «Au-delà du « pays des deux fleuves »: une configuration conflictuelle régionale ?», Presses de Sciences Po | Critique internationale, 2007/1 nº 34, URL : https://www.cairn.inforevue-critique-internationale-2007-1-page-61.htm, consulté : 3/10/2019.
  • 6 Sihem Djebbi, « Les complexes régionaux de sécurité », Fiche de l’Irsem n°5, mai 2010, 9 pages, http://www.irsem.defense.gouv.fr/spip.php?article74, consulté : ‎ ‎ ‎28/11/‎2018. [SPN]
  • 7 «Creux », péjoratif, certes, mais un péjoratif qui colle à la réalité de ce prétendant hégémon. La puissance d’un État se mesurerait à l’aune de sa puissance économique, de sa force militaire, de sa démographie, et de son attractivité, c’est-à-dire de sa capacité à projeter des valeurs, bref de son « idéologie » c’est-à-dire encore de cette puissance douce qu’est l’influence. De tous les attributs de la puissance, le Royaume n’en dispose que de deux. Il a à sa disposition une richesse fabuleuse du fait du pétrole – un des facteurs essentiels de la mondialisation – qui en a fait une «puissance financière» mondialisée. En découla la coulée du wahhabisme sur le monde musulman pour y gagner les cœurs et les esprits – puissance idéologique – mais qui, en l’occurrence, n’a pu réussir à gagner ceux de la masse des musulmans, dite «modérée», qui la rejette. Par contre, il a perdu depuis les attentats du 11 septembre, l’alliance inconditionnelle des USA, un des piliers de sa puissance politique, laquelle, même sous le règne de Trump, lui fait défaut car, quand bien même il y aurait sous Trump alliance forte, elle n’est plus inconditionnelle: sa réaction à l’attaque contre Aramco n’a pas été ce qu’elle aurait dû être, et l’Arabie saoudite a dû mettre de l’eau dans son vin guerrier. Il ne dispose pas non plus de la démographie nécessaire, la sienne ~ 20 millions (officiellement ~ 30 millions mais dont 30 d’étrangers relevant de l’immigration de travail) étant de peu de poids en regard de celle de ses concurrents et rivaux (Turquie, Iran, Égypte ~ 70-80 millions) – c’est aussi le cas d’Israël, lui aussi de peu de poids démographique, mais Israël compense ce manque par une surpuissance militaire et technologique et, surtout, de l’alliance indéfectible et inconditionnelle des USA et de la complaisance de l’Europe. Enfin le Royaume ne dispose pas de la «puissance militaire», une armée digne de ce nom ; la guerre contre le Yémen illustre parfaitement cette impuissance. Faut-il rappeler le mot de Trump lors de l’une de ses conversations téléphoniques avec le roi Salman d’Arabie : « L’Arabie saoudite ne possède que de l’argent, c’est pour cela que vous devez nous payer pour vous défendre». «Creux» comme un songe creux parce que sa prétention à vouloir jouer à l’hégémon ne peut aboutir que si elle est soutenue par un tiers : évidemment les USA, et depuis peu Israël, ce qui du coup en fait un « hégémon obligé ».

  • 8 Là encore, apparemment du péjoratif, mais tel n’est pas le cas : « L’Arabie saoudite s’est montrée incapable de faire progresser les structures du Conseil de coopération du Golfe (CCG) de façon significative depuis sa création il y a plus de trente ans, alors qu’elle en est à l’origine. Son comportement hégémonique vis-à-vis des autres membres du CCG a en effet entretenu leurs réticences. L’impuissance de Riyad à faire valoir ses vues auprès de ses plus proches alliés a été une nouvelle fois démontrée fin 2013 lors de sa seconde tentative, en deux ans, de transformer le CCG en union. (…). ette impuissance vis-à-vis de ses proches est également manifeste avec le Qatar. Depuis la prise du pouvoir à Doha en 1995 par le cheikh Hamad al-Thani, Riyad n’a su que tempêter contre la politique indépendante, dont la chaîne de télévision al-Jazira n’est qu’une dimension, que le Qatar a développée jusqu’à s’opposer à son grand voisin, notamment en soutenant les Frères musulmans. La colère exprimée par Riyad, (…), est plus un témoignage d’impuissance que de capacité à s’imposer. La faiblesse de l’Arabie saoudite se mesure également au plan militaire. Le royaume consacre à sa défense, depuis des décennies, un budget faramineux. (…), mais pour des résultats concrets calamiteux. L’armée saoudienne n’a ainsi fait que de la figuration lors de la guerre du Golfe de 1990-1991, (…). Fin 2009, ses récents combats ont été plus dramatiquement révélateurs pour repousser la rébellion houtiste yéménite qui avait débordé sur la frontière du royaume. L’armée saoudienne a dû, pour la première fois de son histoire, faire face seule à un ennemi, en l’occurrence des éléments très faiblement armés d’une guérilla. Elle a eu de grandes difficultés à les repousser, malgré une débauche de moyens et au prix de plusieurs dizaines de morts dans ses propres rangs, causées pour la plupart par des bombardements fratricides, conséquences de son incapacité à coordonner ses forces.» Marc Cher-Leparrain, «L’enlisement funeste de la politique saoudienne », Orient XXI, URL : https://orientxxi.info/magazine/l-enlisement-funeste-de-la-politique-saoudienne,0593, consulté : 14/9/2019.

  • 9 Le Levant correspond au Proche-Orient, appellation forgée par la diplomatie française. Le Moyen-Orient (Middle East) est une expression d’origine britannique qui englobe le Proche-Orient mais est centrée sur le Golfe persique anciennement sous domination britannique, relayé par les USA après le retrait du Royaume uni.

Roger Naba'a

Roger Naba’a, philosophe et universitaire libanais. Concepteur et l’un des fondateurs de la Revue d’Études palestiniennes qu’il a dirigée de 1981 à 1984, il est également membre du comité éditorial de la « Revue des peuples méditerranéens ». Roger Naba’a est co-auteur avec René Naba du livre "Liban, Chronique d‘un pays en sursis" - Editions du Cygne 2008.

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