La grande irritation d’Abou Dhabi envers Ryad dans l’affaire Jamal Kashoggi
Le Roi Salmane s’est mis en colère contre son fils Mohamad Ben Salmane en apprenant la nouvelle de l’équarrissage du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul, en octobre 2018, mesurant à ce moment là l’erreur qu’il avait commise de nommer son propre fils, prince héritier. Il dépêcha alors un émissaire en Turquie pour tenter de calmer le jeu et d’arrondir les angles.
Mais, aux antipodes du comportement de son père, le prince héritier saoudien n’a pas apprécié du tout le comportement des Émirats arabes Unis et de l’Égypte dans cette affaire en ce que MBS s’attendait que ces deux alliés arabes se rangent à ces cotés.
Telles sont les principales révélations contenues dans les documents publiés par le journal libanais Al Akhbar, le 4 Février 2021, confirmant l’attitude critique d’Abou Dhabi face à la gestion de cette crise par les Saoudiens. Le rapport, qui abonde de précisions sur le fonctionnement du régime saoudien, révèle, par contrecoup, le degré d’infiltration des services d’Abou Dhabi dans l’appareil gouvernementale saoudien.
L’alliance apparente entre Abou Dhabi et Ryad ne masque pas pour autant les réelles divergences qui existent entre les deux chefs de file de la contre-révolution arabe tant en ce qui concerne la Guerre du Yémen que le comportement impulsif du prince héritier saoudien Mohamad Ben Salmane, que le traitement du cas du journaliste opposant saoudien Jamal Khashoggi.
Le «nouvel esprit d’ouverture des pétromonarchies» mis à mal par le comportement impétueux du prince héritier saoudien
Abou Dhabi caressait le projet de développer des relations confiantes avec l’Arabie saoudite afin de présenter à la face du Monde «le nouvel esprit d’ouverture des pétromonarchies» et Mohamad Ben Zayed a mis tout son poids dans la balance pour nouer des relations privilégiées avec MBS afin de faire contrepoids au tandem Qatar Turquie.
L’ambition secrète d’Abou Dhabi, écrit Al Akhbar, était de se poser en tuteur du grand frère saoudien, mais ce projet se heurte aux dimensions de l’Émirat, dont la superficie et la richesse sont minimes comparativement au Royaume d’Arabie saoudite, l’un des plus grands pays arabes par sa superficie de surcroît l’un des grands producteurs de pétrole.
Se référant aux propos d’un diplomate français anciennement en poste à Abou Dhabi tenus à un diplomate libanais, le journal indique que la principauté se heurte avec l’Arabie saoudite au même problème que le Liban envers la Syrie du temps de la présence militaire syrienne au Liban (1976-2005) en ce qu’aucune démarche de portée stratégique d’Abou Dhabi ne peut se réaliser sans l’aval saoudien et si l’Émirat se hasardait à prendre une initiative sans solliciter la caution de Ryad, les murs du palais royal saoudien pesteraient de colère contre Abou Dhabi. Or, les dirigeants de la pétromonarchie répugnent à contrarier le grand frère saoudien. Le plus embarrassé par cette situation n’est autre que le Gouverneur de Doubai, Mohamad Rached al Maktoum, ligoté entre la volonté de MBS de s’ingérer dans les juteuses affaires de sa riche principauté et la passivité de Mohamad Ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, qui évite toute confrontation avec son collègue saoudien.
Se référant à un diplomate occidental, le journal Al Akhbar a expliqué que MBS a brusquement modifie son comportement envers Mohamad Ben Zayed dès qu’il a achevé sa mainmise sur les rouages du Royaume à la suite de sa nomination comme prince héritier.
Abou Dhabi a alors renoncé à son «attitude attentiste et suiviste» à l’égard de l’Arabie saoudite.
Les documents publiés par Al Akhbar révèlent l’étendue de l’infiltration d’Abou Dhabi dans l’appareil gouvernemental saoudien, particulièrement le souci des membres de la dynastie de se confier à leurs interlocuteurs d’Abou Dhabi.
Le contenu de deux câbles diplomatiques.
Anouar Qarquache, ministre d’état des Affaires étrangères des Émirats Arabes Unis, a centralisé les missives diplomatiques en provenance d’Arabie saoudite concernant la gestion de l’assassinat du journaliste saoudien, les répercutant à ses supérieurs hiérarchiques: Abdallah Ben Zayed, ministre des Affaires étrangères et Mohamad Ben Zayed, prince héritier.
Al Akhbar publie le contenu de deux missives rédigées en octobre 2018, avec la mention «Top Secret», concernant cette affaire.
Ci joint la dépêche du 11 octobre 2018 intitulé «Rapport spécial sur la position du prince héritier et la dangereuse évolution de l’affaire Jamal Khashoggi».
A- La colère du Roi Salmane:
«Le Roi Salmane n’a jamais été animé d’un colère aussi violente depuis une décennie, selon des informations recueillies dans les milieux très proches du palais royal. Le choc est d’autant plus violent que le Roi est personnellement impliqué dans la nomination de son fils comme prince héritier et considère que cet assassinat porte atteinte au prestige du Royaume sur le plan international.
«Déçu et en colère, le Roi s’est rendu compte un peu tard de l’erreur d’avoir nommé son fils prince héritier. Il a alors décidé de s’impliquer directement dans la conduite des affaires du Royaume. Il a alors pris contact avec le président russe pour s’assurer du soutien de Vladimir Poutine, multipliant les contacts avec les États Unis et la Turquie pour réduire la tension avec ces deux pays.
«Pour la première fois, le Roi a autorisé le retour au pays de princes de l’opposition, qui s’était exilé à l’étranger, en leur accordant des garanties. Plus ferme avec son fils MBS, il a même autorisé le retour du prince Ahmad Ben Abdel Aziz, son propre frère, et, sur intervention du prince Khaled Ben Faysal, il a consenti au retour de Khaled Ben Saoud Ben Khaled, qui avait fui en France. Khaled Ben Saoud Ben Khaled est le neveu de l’ancien chef des services de renseignements saoudiens et fils du Roi Faysal.
«Mieux, le Roi Salmane a entrepris une tournée dans les provinces du royaume, multipliant les projets d’investissement, en vue de consolider la légitimité du pouvoir royal. Commencée à Al Qassim, le 8 novembre 2018, la tournée s’est prolongée à la province de Haël puis la région d’Al Jauf, enfin la zone frontalière septentrionale du pays.
«Le Roi a en outre réformé le fonctionnement de la Cour Royale et interdit les ordres oraux, notamment par What’s up, pour éviter la répétition du scenario qui a prévalu lors de l’assassinat du journal saoudien. Ce jour-là, le consul saoudien à Istanbul avait été convoqué par what’s up pour rencontrer Jamal Kashoggi sans être informé ni de sa présence ni de l’objet de sa visite, ni de la teneur de l’entretien.
B- Le rôle du Prince Turki Ben Faysal
«L’affaire Jamal Khashoggi a propulsé sur le devant de la scène médiatique et politique le prince Turki Al Faysal en ce que le fils du Roi Faysal était le supérieur hiérarchique de Jamal Khashoggi à l’époque de la guerre d’Afghanistan (1979-1989), en sa qualité de chef des services de renseignements saoudiens et le journaliste, son porteur de valise et indic auprès des «arabes afghans».
«Le prince Turki a réussi à réduire la tension entre l’Arabie saoudite et la Turquie et à trouver un arrangement financier avec les fils du défunt.
C- Le pragmatisme du prince Walid Ben Talal
«En dépit de sa solide relation avec Jamal Khashoggi, qui fut le Directeur Général de son médiatique médiatique, notamment de la chaîne TV «Al Arab», Walid Ben Talal a qualifié le prince héritier saoudien de «progressiste», s’insurgeant contre les attaques injustifiées dont le Royaume était l’objet, passant complètement sou silence l’assassinat de son ancien collaborateur.
«Un mois après l’assassinat du journaliste saoudien, Walid Ben Talal accordait une interview à la chaîne ultra conservatrice américaine «Fox News», le 4 novembre 2018, dans laquelle le prince millionnaire prenait la défense du Prince héritier, le qualifiant de «progressiste»… le prince héritier, celui-là même qui avait séquestré Walid Ben Talal au Ritz Carlton et l’avait délesté d’une part de sa fortune.
La logique des affaires a une logique qui échappe à l’entendement.
Pour le locuteur arabophone, le rapport d’Abou Dhabi sur ces liens:
Illustration
(LAKRUWAN WANNIARACHCHI/AFP)