Dernière mise à jour le 20 janvier 2024
Par Abdallah As Sinnawi, adaptation en version française René Naba https://www.madaniya.info/
Abdallah As Sinnawi est l’auteur de l’ouvrage «Achille blessé» sur la guerre d’octobre 1973. Éditorialiste au journal «Ahram on Line» il est en outre contributeur au quotidien libanais «Al Akhbar». Ce papier est publié à l’occasion du 50ème anniversaire de la Guerre d’Octobre.
Sadate brûlait d’envie d’entrer en contact avec Henry Kissinger, mais « le magicien de la diplomatie américaine » mourrait d’envie de rencontrer Mohamad Hassanein Heykal, qu’il considérait comme son égal.
Heykal à propos de Sadate: « Sadate n’était pas un génie en avance sur son temps, ni un pionnier de la paix ».
Le message du Président Sadate à Henry Kissinger après la destruction de la Ligne Bar Lev, lors de la guerre d’octobre 1973.
Henry Kissinger occupe dans les médias américains une place d’une grande visibilité et ses écrits sont assurés d’une grande diffusion. Il a acquis une grande notoriété entre 1969 et 1977, sous la mandature des deux présidents républicains, Richard Nixon et Gerald Ford, en sa qualité de conseiller pour la sécurité nationale, puis de secrétaire d’état, passé à la postérité pour avoir mené les négociations de paix américano-vietnamiennes et le rapprochement avec la Chine ainsi que pour son rôle au Moyen-Orient.
En ce qui concerne son rôle dans le règlement du conflit israélo-arabe, particulièrement dans la foulée de la guerre d’octobre 1973, Abdallah As Sinnawi estime que la navette diplomatique que le secrétaire d’état américain avait menée entre le Caire et Tel-Aviv «a eu pour effet principal, en fait, d’annihiler les gains politiques générés par l’Égypte par la destruction de la Ligne Bar Lev et le franchissement du Canal de Suez».
«Kissinger a réussi en fait sa mission à la faveur des graves fautes commises par le président égyptien Anouar El Sadate. Une étude critique de cette séquence s’impose afin que nul ne soit tenté de s’imaginer que Sadate était en avance sur son temps, un pionnier de la paix et Kissinger un faiseur de paix, poursuit le journaliste égyptien qui se livre à la démonstration suivante:
«Dans son ouvrage «The anatomy of two major crisis on policy» paru en juillet 2004 aux Éditions Simon and Schuster, Henry Kissinger écrit notamment page 10:
«A 10 heures, heure de Washington, quelques heures après le déclenchement des opérations militaires dans le Sinaï, j’ai reçu une étrange communication de Sadate sous la forme d’un message de son conseiller pour la sécurité nationale Hafez Ismaïl, transmise via les services de renseignements américains. Ce message nous avisait de la position de l’Égypte vis-à-vis de cette guerre.
«Nonobstant la référence à la nécessité de revenir aux frontières de 1967, notre interprétation de ce message, poursuit le secrétaire d’état américain, est qu’il constituait un prélude à une plus grande ouverture vers nous et que son importance résidait dans le danger que cette démarche représentait pour le président égyptien en prenant le risque de prendre contact avec nous sous cette forme.
Kissinger est parvenu à cette conclusion en articulant son raisonnement sur les trois considérations suivantes:
- «En prenant langue avec nous, Sadate nous signifiait qu’il souhaitait notre appui.
- Qu’il était disposé à prendre ses distances avec l’URSS.
- Qu’il avait décidé de renoncer à recourir aux armes, y compris en tandem avec la Syrie.
Très clairement, le message signifiait que Sadate avait décidé de ne pas poursuivre la guerre et de se tenir aux positions conquises par l’armée égyptienne après le franchissement du canal de Suez. Il ne s’agissait pas, en l’occurrence, de supputations, mais d’une déduction de son comportement. La signification profonde de ce message était que l’Égypte n’envisageait pas d’amplifier les hostilités militaires.
En page 115-116 du même ouvrage, Kissinger précise avoir «transmis à Simha Doenitz, ambassadeur israélien à Washington, le contenu du message de Sadate assurant que le président égyptien n’envisageait pas d’élargir les hostilités». Kissinger prit alors contact avec le directeur de la CIA, William Colby, l’interpellant, laconique, en ces termes: «Qu’attendent-ils?
Abdallah As Sinnawi estime que «cet engagement a constitué un éminent service rendu à Israël à une phase critique de son histoire. Et que ce passage de l’ouvrage de Kissinger, relatif à la correspondance secrète entre Sadate et l’Administration américaine, constituait, en fait, une claire réfutation de la version du président Hosni Moubarak, qui avait démenti l’existence d’une telle communication secrète entre Sadate et les Américains, en pleine guerre d’Octobre 1973.
«Si ce canal secret de communication avait existé, cela se serait su, car les Américains n’ont pas de secret. Bien mieux,ils en auraient parlé une centaine de fois et les documents attestant ses contacts auraient été portés sur la place publique. En Amérique, rien ne se fait dans les coulisses….Il est clair que quiconque a pu soutenir une telle affirmation nourrit une vive hostilité à l’égard du président Sadate, a déclaré M. Moubarak prenant la défense de son prédécesseur, dans une longue interview télévisée diffusée en Avril 2005.
En fait, Moubarak visait Mohamad Hassanein Heykal, l’ancien conseiller du président Gamal Abdel Nasser. Heykal avait en effet assuré auparavant, lors d’un entretien télévisé, que «Kissinger avait confié à ses collaborateurs son impression selon laquelle Sadate a franchi le Canal de Suez et se contentera de s’y fixer, sans aller au delà, doutant que le président égyptien pousse plus loin son offensive» contre l’armée israélienne».
Sinnawi poursuit son analyse en ces termes: En fait, Kissinger ne se livrait à aucune supputation, pas plus qu’il n’a été saisi d’une quelconque inspiration divine. Il était parfaitement au courant de la situation pour la simple raison que Sadate l’avait bien informé de ses intentions quant aux suites des opérations militaires égyptiennes sur le front de Suez.
Sadate brûlait d’envie d’entrer en contact avec Kissinger.
En fait, Sadate brûlait d’envie d’entrer en contact avec «le magicien de la diplomatie américaine» alors que ce dernier était, lui, désireux de faire connaissance avec………..Heykal. Le secrétaire d’État américain considérait Heykal comme son égal en ce qu’il avait la même tournure d’esprit que lui, un mode de raisonnement identique. Ce qui a eu pour effet d’indisposer prodigieusement Sadate.
Circonstance aggravante, Heykal se comportait de manière totalement indépendante, sans en référer à Sadate, particulièrement lorsque Willy Brandt, chancelier de la République Fédérale d’Allemagne avait proposé à Heykal une rencontre confidentielle avec Kissinger. «Ce n’est pas le moment» avait répondu laconiquement Heykal à son interlocuteur allemand, déclinant l’offre.
Fin 1972, Sadate a donné le feu vert à Moussa Sabri, Rédacteur en Chef du quotidien égyptien «Al Akhbar» pour se livrer à une attaque en règle contre Heykal, qualifiant celui qui était encore à l’époque directeur de l’influent quotidien égyptien «Al Ahram», comme étant «un homme qui considère qu’il détient une plume singulière mais qui est en fait en phase crépusculaire»…..
«Le nouveau régime (de Sadate) dispose d’hommes nouveaux à sa disposition parmi lesquels n’y figure pas cette plume en phase crépusculaire, cette plume qui s’octroie plus d’importance qu’elle n’en a en réalité», ajouta Moussa Sabri.
Heykal ripostera négligeant explicitement Sadate et Moussa Sabri.
Dans un article intitulé «Moi et Kissinger», Heykal accompagne son article d’un lot de documents confortant chacun de ses propos de l’article qu’il publie dans son quotidien «Al Ahram» avec témoignages à l’appui.
En conclusion, Heykal assurera que la méthode de négociations empruntée par Sadate avec les Américains va le conduire à de lourdes concessions superflues.
En date du 18 Décembre 1974, dans un de ses derniers articles parus dans Al Ahram, il consignera ses observations dans un article intitulé «La méthode de négociation israélienne»:
«Une des règles scientifiques d’une négociation est de ne jamais entrer dans les détails et la décision ne doit jamais être définitive. Un homme qui dispose de vastes pouvoirs va être constamment invité à faire des concessions car il détient le pouvoir de décision», admoneste-t-il à ses deux détracteurs.
Du 5 octobre 1973 au 1 er Février 1974, –soit de la période allant de la veille de la Guerre d’Octobre 1973, jusqu’à la veille de son éviction d’Al Ahram–, Heykal a écrit une série d’articles qui ont débouché sur sa rupture définitive avec Sadate. Ces articles ont été consignés dans un ouvrage intitulé «A la croisée des Chemins».
Ce faisant, Heykal a voulu signifier à Sadate qu’il était différent de lui et assumait la responsabilité de cette différence.
Le différend Heykal Sadate reflétait une divergence stratégique.
Le conflit Sadate-Heykal ne relevait pas d’un un motif d’ordre personnel et ne constituait pas un différend passager. Il reflétait une divergence stratégique quant aux options contradictoires de Sadate dans sa conduite de la Guerre d’Octobre, de même que sur le jeu diplomatique qui se déroulait dans les coulisses.
«La grande différence entre la pensée stratégique israélienne et la pensée stratégique arabe est que les Israéliens pratiquent le jeu d’échecs, alors que les Arabes jouent au backgammon», a observé Heykal, fustigeant la démarche diplomatique égyptienne.
Sadate n’a pas cherché à masquer son irritation face au message codé que lui a adressé Heykal, particulièrement la référence au backgammon pour l’évidente raison que le jeu d’échec suppose une réflexion approfondie alors que le backgammon se fonde sur le hasard des dés.
Kissinger a pris connaissance de l’article de Heykal alors qu’il était en route pour son premier voyage au Caire. Le secrétaire d’État américain n’a pas masqué son admiration devant cette comparaison et en a fait part à Heykal.
Huit mois après l’éviction de Heykal d’Al Ahram, Sadate prend contact avec l’ancien confident de Nasser et l’invite à renouer le fil de leurs relations.
Heykal a participé, d’une manière ou d’une autre, aux négociations avec Henry Kissinger dans la première phase des pourparlers visant au 2ème désengagement des forces égyptiennes et israéliennes. Ces négociations-là se sont déroulées à Assouan en Mars 1975. «Ces négociations ont échoué et je ne regrette pas leur échec. Mieux, j’ai plaisir à croire que j’ai ma part de responsabilité dans cet échec», admettra Heykal.
Tout en ne cachant pas son admiration pour Kissinger, Heykal a longtemps mis en garde, de manière insistante, contre les pièges que le secrétaire d’état américain pouvaient tendre aux Égyptiens en vue de les priver des bénéfices de la victoire militaire qu’ils ont remporté sur le front de Suez.
Heykal s’est opposé au choix de Sadate. Il a formulé ses objections dans des documents certifiés qui ont servi d’argumentaire au mouvement national d’opposition égyptienne aux accords de Camp David, préludant au traité de paix de Washington, conclu entre l’Égypte et Israël, en Mars 1979.
«Sadate n’était pas un génie en avance sur son temps, ni un pionnier de la paix», selon l’expression de Mohamad Hassanein Heykal. Kissinger n’a pas eu besoin de beaucoup d’efforts pour mettre en route ce qu’il est convenu d’appeler le «processus de paix» qui nous a conduit à «la paix des braves», à la normalisation gratuite» y afférente et à la fin de l’immunité de l’espace national arabe, conclut Abdallah As Sinnawi.
Pour le locuteur arabophone cf ce lien :
Aux racines de la relation entre Mohamad Hassanein Heykal, Anouar El Sadate et Henry Kissinger – Al Akhbar Jeudi 2 Décembre 2021
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Illustration
Mohamed Hassanein Heikal joking with friends in 2015 at his home in Cairo, days before his 92nd birthday.Credit…Ahmed Abd El-Latif/Associated Press