La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022) par Haoues Seniguer

La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022) par Haoues Seniguer 1280 719 René Naba

Dernière mise à jour le 21 mai 2024

Ce papier est publié à la veille d’importantes échéances électorales françaises (Européennes, juin 2024, Municipales 2026, Présidentielles 2027), propices aux débordements démagogiques, alors que la France s’apprête à célébrer, en 2025,  le 125eme anniversaire du vote de la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, acte fondateur de la Laïcité en France, unique pays au monde à se réclamer de ce principe.

Selon les sondages, les partis affiliés aux groupes Conservateurs et réformistes européens (ECR) et Identité et démocratie (ID), dont fait partie le Rassemblement national, peuvent espérer devenir les troisième et quatrième forces politiques du Parlement européen.

La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022) Un ouvrage de Haoues Seniguer.

«Logique de soupçon», «ambivalence de la gestion étatique»; «inquiétante descente vers l’abîme sécuritaire»: une radiographie au scalpel; Un épigramme barbelé. Les formules incisives pleuvent comme dru.

Le constat n’émane pas d’un complotiste haineux ou d’un plumitif frustré, encore moins d’un intellectuel médiatique mais d’un universitaire réputé pour sa rigueur et sa retenue: Haouess Seniguer, Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon, Directeur du DEMAC (Diplôme d’établissement sur le monde arabe contemporain), Sciences Po Lyon, Chercheur au laboratoire Triangle (CNRS, ENS), UMR 5206, Lyon. Tout un programme.

L’auteur de la «République autoritaire» prend bien soin de préciser que son analyse porte sur une période bien délimitée, à partir de 2005 et l’attentat contre la revue satirique Charlie Hebdo, et réserve ses flèches au pouvoir politique et non à l’Etat.

«Le rapport anxiogène au fait islamique ne date pas de 2015. Mais le terrorisme au nom de l’Islam n’en est pas la cause déterminante, mais un adjuvant puissant qui a accéléré le phénomène de  mise à l’index et de déligitimation des Mususlmans», écrit-il.

«L’inquiétante descente vers l’abîme sécuritaire, une revisite sélective des fragments de l’histoire de la France, dont François Hollande en a préparé le chemin, mais dont le point de départ aura été Nicolas Sarkozy avec sa création du ministère de l’Identité nationale.

Morceaux choisis : Éric Zemmour : un islamphobe rabique.

«La démocratie française donne des signes de fatigue…le mépris d’une certaine classe à l’égard des petites gens, une forme de banalisation de la parole raciste (antisémite, négrophobe, antimusulman).

Un état fort faible ? Fort contre les revendications démocratiques de redistribution sociale, mais faible dans sa relation au marché.

«Pendant que certains pérorent doctement sur le «jihadisme d’atmosphère», mettent grand soin à alerter les autorités gouvernementales contre l’entrisme islamiste, l’islamisme qui s’incruste dans nos vies, dans les quartiers populaires, dans nos assiettes, dans les salles de sport. L’extrême droite, elle, frappe avec insistance aux portes de la magistrature suprême depuis deux décennies. Sa parole, imperturbablement, se diffuse et infuse sans que rien ne l’arrête.

«Éric Zemmour n’est pas seulement un polémiste. Misogyne, xénophobe et islamophobe rabique, le candidat à la présidence de la République 2022 déroule sa vulgate raciste, y compris en l’habillant d’atours historiques.

«Je suis Charlie, Juif et Policier». Ce slogan excluait consciemment les Musulmans de l’émotion et de la commémoration collective, comme s’ils étaient forcément du côté des complotistes, fût-ce par présomption.

La logique du soupçon est devenue la boussole de l’État français. Depuis les attentats de 2015, la politique préventive et répressive de l’État s’est infléchie au détriment des libertés individuelles et collectives. Des pratiques autoritaires se sont développées et étendues avec le concours de certains acteurs associatifs, activistes et, plus rarement, de quelques chercheurs.

Le déploiement d’un arsenal sécuritaire n’est pas une nouveauté en démocratie. Ce qui est nouveau, c’est la cible de la répression. Celle-ci se concentre aujourd’hui plus qu’hier sur des groupes minoritaires, perçus comme déviants, ou plus déviants que d’autres, en raison de l’origine et de la religion présumée.

C’est alors que les principes de la République sont sacrifiés sur l’autel, entre autres, d’une instrumentalisation de la laïcité, transformée en outil disciplinaire des corps et des esprits, voire en catéchisme sans Église. Une surenchère se lit désormais dans l’appréciation des styles de vie et le contenu des doctrines religieuses professées et enseignées en particulier dans les milieux musulmans.

S’installe ainsi une logique du soupçon à laquelle participent régulièrement des médias en rupture avec l’éthique de responsabilité.

Cette logique de la suspicion passe outre le légalisme incarné par les acteurs et agents sociaux musulmans, sommés de faire la preuve de leur attachement républicain alors même que les élites financières et économiques, soutenues ou adoubées par l’État, ont fait sécession depuis longtemps.

L’ouvrage analyse les ambivalences de la gestion étatique du fait musulman et l’extension d’une espèce d’idéologie du soupçon. Celle-ci est portée par des acteurs étatiques, acteurs associatifs et quelques chercheurs, non forcément coordonnés entre eux, à l’égard de certaines manifestations du fait musulman jugées douteuses, au regard d’une certaine conception moralisatrice et autoritariste de la République et de la laïcité.

La démonstration est implacable, quand bien même l’auteur se limite à une période bien déterminée de l’Histoire de France.  Mais le mal est plus ancien. Bien plus profond. Pas uniquement depuis l’attentat contre Charlie Hebdo.

1- L’immigré…un indigène dans le vocabulaire français.

En fait, la stigmatisation du métèque de même que le clivage communautaire ont préexisté en France dans l’esprit des autorités et des citoyens du pays d’accueil, bien avant qu’il ne prenne corps dans l’esprit des migrants. Par transposition du schéma colonial à l’espace métropolitain, l’immigré en France a longtemps été perçu comme un indigène, ce qui faisait paradoxalement de l’immigré, l’indigène de celui qui est étymologiquement l’indigène, une main-d’œuvre relevant de la domesticité de convenance, dont l’expatriation assurait sa subsistance et l’obligeait par voie de conséquence à un devoir de gratitude envers le pays hôte.

D’extraction modeste, affecté à des tâches subalternes et pénibles de surcroît non valorisantes, l’immigré, parqué en marge des villes, était par définition et par destination un être en marge de la société, un élément marginal et non une composante de la société française. Il n’avait de ce fait ni droit de cité, ni droit de regard, ni a fortiori de droit de parole.  L’immigré a été d’autant plus occulté qu’il deviendra durant les années 1950-1970 responsable de tous les maux diplomatiques et économiques français: du désastre de Dien Bien Phu, en 1954, à la Guerre d’Algérie, à l’expédition franco-britannique de Suez contre le symbole du nationalisme arabe Nasser, en 1956, à l’affrontement de Bizerte et la décolonisation de l’Afrique, en 1960, à la 3ème guerre israélo-arabe de juin 1967, à la première crise pétrolière, en 1973, autant d’événements qui ont fini par diaboliser l’immigré notamment “arabo-musulman” dans le regard du français.

Dans le domaine de l’imaginaire et le champ de la production intellectuelle, l’arabe, puis le musulman, représentait alors par compensation “le mal absolu” identifié dans le langage courant par cette rodomontade musculatoire : “le bougnoule à qui l’on doit faire suer le burnous”.

Par un faux effet d’optique, la France se donnera l’illusion de venger ses avatars d’Algérie et, par un philosémitisme actif, l’illusion de sa rédemption, substituant une arabophobie à une judéophobie, en somme une injustice à une autre injustice, feignant par là même d’ignorer que l’injustice ne se combat pas par une autre injustice.

2- Le Harki, symptomatique d’un état de fait spécifiquement français

Symptomatique de cet état de fait est le harki, celui-là même qui dans le schéma mental français devait représenter le bon arabe, le bon musulman ou le bon immigré puisqu’il s’était rangé de son côté, c’est à dire du bon côté. Il sera néanmoins gommé de la conscience nationale et dissimulé dans les recoins arides du pays, dans une démarche symbolique destinée à refouler ce «déchet du colonialisme» dans le tréfonds de la conscience.

La crispation identitaire française remonte, en fait, sur le plan national, aux premières vagues d’immigration de l’ensemble arabo-musulman, principalement du Maghreb, le ponant du monde arabe, plus précisément à la Première Guerre Mondiale (1914-1918).

Avec 1,4 millions de morts, 900 000 invalides, la France déplorera la perte de 11 pour cent de sa population active du fait du premier conflit mondial, à laquelle il conviendrait d’ajouter les dégâts économiques : 4,2 millions d’hectares ravagés, 295 000 maisons détruites, 500 000 endommagés, 4.800 km de voies ferrées et 58.000 km de routes à restaurer et 22 900 usines à reconstruire et 330 millions de m3 de tranchées à combler.

Les premiers travailleurs immigrés, des Kabyles, arriveront en France dès 1904 par petits groupes, mais la Première Guerre mondiale provoquera un effet d’accélérateur entraînant un recours massif aux «travailleurs coloniaux» auxquels se superposeront les renforts des champs de bataille comptabilisés sous une autre rubrique.

L’indigène lointain cède la place à l’immigré de proximité. De curiosité exotique que l’on exhibe dans les zoos humains pour glorifier l’action coloniale française, le mélanoderme deviendra progressivement une donnée permanente du paysage humain de la vie quotidienne métropolitaine, sa présence vécue comme une contrainte, exacerbée par la différenciation des modes de vie entre immigrés et métropolitains, les fluctuations économiques et les incertitudes politiques du pays d’accueil

Paradoxalement, dans la période de l’entre-deux guerres (1918-1938), la France va favoriser la mise en place d’une «République Xénophobe», matrice de l’idéologie vichyste et de la «préférence nationale», alors que son besoin en main d’œuvre est criant.

Bien que contribuant à sortir la France de son champ de ruine, les travailleurs immigrés seront tenus en suspicion, pistés au sein d’un grand « fichier central ».

Soumis pour l’obtention de la carte de séjour à une taxation équivalant parfois à un demi mois de salaire, source de revenus complémentaire pour l’Etat français, ils seront de surcroît perçus comme porteurs d’un triple péril: péril économique pour leurs concurrents français, péril sanitaire pour la population française dans la mesure où l’étranger particulièrement les Asiatiques, les Africains et les Maghrébins étaient présumés porteurs de maladies, péril sécuritaire pour l’Etat français.

Près de deux cent mille «travailleurs coloniaux» (200 000) seront ainsi importés d’Afrique du Nord et du continent noir par de véritables corporations négrières, telle la « Société générale de l’immigration » (SGI), afin de pallier la main d’œuvre française principalement dans le bâtiment et l’industrie textile en remplacement des soldats français partis au front. Dans la cohorte de travailleurs immigrés, venus d’abord principalement d’Italie et de Pologne, les Maghrébins feront l’objet d’une attention spéciale de la part des pouvoirs publics.

Un «Bureau de surveillance et de protection des indigènes nord-africains chargé de la répression des crimes et des délits» est constitué le 31 mars 1925. Un bureau spécial rien que pour les Maghrébins, précurseur du «service des questions juives» que le pouvoir vichyste mettra en place en 1940 pour la surveillance des nationaux français de « race ou de confession juive » durant la Seconde Guerre mondiale.

((NDLR Citation de l’article de la juriste Danièle Lochak «La race, une catégorie juridique ? »(http://www.anti-rev.org/textes/Lochak92a/ ) :

L’intitulé de l’office en dit long quant à l’opinion du gouvernement français et de ses intentions à l’égard des «indigènes» d’Afrique du Nord. Le phénomène ira en s’amplifiant avec la Deuxième Guerre Mondiale et les trente glorieuses années de l’après-guerre (1945-1975) qui suivirent la reconstruction de l’Europe, où le besoin de «chairs à canon» et d’une main d’oeuvre abondante à bas prix provoqueront un nouveau flux migratoire égal en importance au précédent.

3- La notation des travailleurs immigrés, à l’instar des cotations boursières.

Luxe de raffinement, le recrutement s’opérait selon des critères d’affinités géographiques au point de constituer de véritables couples migratoires en particulier entre Renault et l’embauche kabyle, charbonnages de France et les travailleurs du sud marocain, de même qu’en Allemagne, Volkswagen et les immigrés turcs.

A l’instar d’une cotation boursière sur un marché de bétail, les travailleurs coloniaux faisaient même l’objet d’une notation en fonction de leur nationalité et de leur race (7) avec de subtiles distinctions selon leur lieu de provenance notamment au sein des Algériens où les Kabyles bénéficiaient d’un préjugé plus favorable que les autres composantes de la population algérienne. Le Kabyle était invariablement noté 5/20, l’arabe 4/20 et l’Indochinois 3/20.

Ho Chi Minh témoin de cette humiliante notation ethnique lors de son séjour parisien, se vengera trente ans plus tard en infligeant à son ancien maître l’une des plus humiliantes défaites militaires du monde occidental, la défaite de Dien Bien Phu en 1954. Muettes, les blessures de l’histoire ne cicatrisent jamais.

La France s’affiche volontiers révolutionnaire mais se révèle, en fait, profondément conservatrice. La France du triptyque républicain a eu un comportement liberticide avec la colonisation, ethniciste dans sa politique migratoire, un comportement sociocide dans sa structuration socio-culturelle et démographique.

Le plus grand déferlement d’Arabes et de Musulmans en France est survenu à l’occasion de la Deuxième Guerre Mondiale, non pour l’appât du gain -«pour manger le pain des Français»-, mais bien pour libérer avec d’autres le pays du joug nazi, pour aider à la défense d’un pays que ses habitants n’ont pas su, pas pu ou pas voulu défendre… C’est-à-dire près de cinquante ans après l’affaire Dreyfus et dans la foulée de la capitulation de Montoir.

Et, que l’on sache, le «Bureau des affaires juives», a eu pour précurseur immédiat «le Bureau de surveillance et de protection des indigènes nord-africains» dont la création, en 1925, n’a pas suscité la moindre protestation des Français sans doute trop occupés à l’époque à magnifier leur supériorité dans l’admiration des «zoos humains».

4- Une stratégie d’évitement pédagogique

Le débat est cyclique sur une thématique unique dans ses diverses déclinaisons: le voile, la burqa, les minarets, le rôle positif de la colonisation. Comme une fuite en avant, comme pour occulter l’essentiel, la dette d’honneur de la France à l’égard de ses immigrés, tant pour la défense de son indépendance, -à deux reprises au cours d’un même siècle, durant les deux guerres mondiales, fait rarissime dans l’histoire-, que pour leur contribution au rayonnement de la France à travers le Monde.

Là réside la racine du mal. Dans cette stratégie d’évitement pédagogique qui fait que l’enseignement de l’histoire est biaisé et vise à magnifier les pages glorieuses et à en gommer les pages hideuses.

Levons l’ambiguïté : L’Islam n’a pas conquis la France, c’est la France qui s’est lancée à la conquête des pays arabes et africains majoritairement musulmans. L’Islam n’est donc pas un produit du terroir français, à l‘instar du christianisme, mais la conséquence résiduelle du reflux d’empire. Le produit dérivé de la turgescence coloniale française et de son excroissance ultra marine.

Sans colonisation, point de «burnous à faire suer», ni de «bougnoule», ni «y a bon banania», ni de «chairs à canon». Pas de «bicot», ni de «ratonnades», ni de «délits de faciès», pas de «Code de l’indigénat» ni de «Code noir», pas plus que de «Venus callipyge», ni «Sétif», ni «Thiaroye», ni «Sanaga», encore moins de «territoires perdus de la République». Et point d’Islam, à tout le moins dans cette densité. «Le beurre, l’argent du beurre en plus du sourire de la crémière», cela relève de la fable. Ou d’un merveilleux conte de fée. De même que le «fardeau de l’homme banc et sa charge d’aînesse», un alibi destiné à masquer la mégalomanie prédatrice.

5- Une autre racine du mal réside dans la dévalorisation de l’enseignement de la langue arabe en France.

180 milliards de dollars de capitalisation boursière des grandes fortunes françaises se sont volatilisés lors du krach boursier américain de 2008 du fait de leurs placements dans des fonds spéculatifs (Madoff and Co) et 80 milliards d’euros prennent annuellement le chemin des paradis fiscaux, soit l’équivalent du budget de l’éducation nationale. Un pactole soustrait ainsi à la formation pédagogique citoyenne, à la création d’emplois, à la réduction du chômage endémique et à la fluidité sociale. Des éléments qui constituent autant de contre-feux à la frustration sociale et au prosélytisme religieux. En un mot à la tentation intégriste.

La réduction de l’enseignement officiel de la langue arabe a conduit bon nombre de Français d’origine arabe à se réfugier dans les mosquées, les instituts islamiques et les écoles coraniques pour l’apprentissage de leur langue maternelle et la «réappropriation de la culture d’origine» par l’acquisition du savoir de la religion musulmane. Conséquence de cet ostracisme, les Mosquées sont devenues le refuge ultime des «ostracisés».

6- La spécificité de l’immigration en France : Une immigration de créance

N’en déplaise aux nostalgiques de l’empire, là aussi, la vérité s’impose: l’immigration basanée en France est une immigration de créance, résultant d’un tribut de sang, sans pareil dans les annales, qui fait qu’à ce titre les immigrés en France se doivent d’être accueillis par la grande porte alors que les instances du pays d’accueil veillent constamment à leur faire prendre la porte de service.

Qu’on en juge. La contribution globale de colonies à l’effort de guerre français pour la 1ère Guerre Mondiale (1914-1918) s’est élevée à 555.491 soldats, dont 78.116 ont été tués et 183.903 affectés à l’arrière à l’effort de guerre économique en vue de compenser l’enrôlement de soldats français sur le front.

Pour la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945): La première armée d’Afrique qui débarqua en Provence (sud de la France), le 15 août 1944, avait permis d’ouvrir un deuxième front en France après le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie. Cette armée de 400.000 hommes comptait 173 000 arabes et africains dans ses rangs. De juin 1940 à mai 1945, cinquante-cinq (55 000) Algériens, Marocains, Tunisiens et combattants d’Afrique noire furent tués. 25 000 d’entre eux servaient dans les rangs de l’armée d’Afrique.

Durant la campagne d’Italie, marquée par la célèbre bataille de Monte Cassino, qui fit sauter le verrou vers Rome, et, à ce titre, célébrer comme la grande victoire française de la II me guerre mondiale, sur les 6.255 soldats français tués, 4.000, soit les deux tiers, étaient originaires du Maghreb et parmi les 23.5000 blessés, 15.600, soit le tiers, étaient du Maghreb.

La fraternisation sur les champs de bataille a bien eu lieu mais jamais la fraternité. Jamais pays au monde n’a autant été redevable de sa liberté aux peuples basanés et pourtant jamais pays au monde n’a autant compulsivement réprimé ses alliés coloniaux, dont il a été lourdement redevable de sa survie en tant que grande nation.

De Fraternité point, mais en guise de substitut, la stigmatisation, la discrimination et la répression à profusion.

Par deux fois en un même siècle, phénomène rarissime dans l’histoire, ces soldats de l’avant, les avant-gardes de la mort et de la victoire auront été embrigadés dans des conflits qui leur étaient, étymologiquement, totalement étrangers, dans une « querelle de blancs », avant d’être rejetés, dans une sorte de catharsis, dans les ténèbres de l’infériorité, renvoyés à leur condition subalterne, sérieusement réprimés aussitôt leur devoir accompli, comme ce fut le cas d’une manière suffisamment répétitive pour ne pas être un hasard, à Sétif (Algérie), en 1945, cruellement le jour de la victoire alliée de la seconde Guerre Mondiale, au camp de Thiaroye (Sénégal) en 1946, et, à Madagascar, en 1947, sans doute à titre de rétribution pour leur concours à l’effort de guerre français.

((A noter qu’en Grande Bretagne, contrairement à la France, la contribution ultramarine à l’effort de guerre anglais a été de nature paritaire, le groupe des pays anglo-saxons relevant de la population Wasp (White Anglo Saxon Protestant), -Canada, Australie, Nouvelle Zélande-, a fourni des effectifs sensiblement égaux aux peuples basanés de l’empire britannique (indiens, pakistanais etc.).

Il s’en est suivi la proclamation de l’Indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1948, au sortir de la guerre, contrairement, là aussi, à la France qui s’engagera dans dix ans de ruineuses guerres coloniales (Indochine, Algérie). Le maintien d’une pratique discriminatoire dans la rétribution des anciens combattants d’origine non française traduit le mépris de la France à l’égard de ses anciens servants, et pis, à l’égard de ses propres principes. Elle porte la marque d’un racisme institutionnel subliminal dans le droit fil des notations des travailleurs coloniaux de l’entre deux guerres (1919-1939).

Ainsi donc, cinq siècles de colonisation intensive à travers le monde n’ont pas encore banalisé la présence des «basanés» sur le sol français. De même treize siècles de présence continue matérialisée par cinq vagues d’émigration n’ont pas conféré à l’Islam le statut de religion autochtone en France où le débat, depuis un demi-siècle, porte sur la compatibilité de l’Islam et de la République, comme pour conjurer l’idée d’une agrégation inéluctable aux peuples de France de ce groupement ethnico-identitaire, le premier d’une telle importance sédimenté hors de la sphère européocentriste et judéo-chrétienne.

7 – La France, le seul grand pays européen à l’articulation majeure des deux grands fléaux de l’Occident de l’époque contemporaine, la traite négrière et l’extermination des Juifs.

«La politique arabe de la France» que Nicolas Sarkozy a cherché à déconstruire avec le soutien actif des transfuges atlantistes, notamment Dominique Strauss Kahn, l’ancien Directeur du Fonds Monétaire International et Bernard Kouchner, l’ancien urgentiste des zones pétrolifères (Biafra, Kurdistan, Darfour, Gabon et Birmanie), a surtout consisté pour les pays arabes à voler au secours de la France, à deux reprises, au cours du XX me siècle. Pour l’aider à vaincre ses ennemis, notamment en 1939-1945, en l’aidant à se débarrasser du joug nazi dont une fraction importante de la communauté nationale de confession juive en a lourdement pâti.

En contrepoint et pour prix de la contribution arabe à la libération de l’Alsace-Lorraine, la France a amputé la Syrie du district d’Alexandrette pour le céder à la Turquie, son ennemi de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Récidiviste, elle carbonisera au napalm les habitants de Sétif, en Algérie, (1945), après la deuxième Guerre Mondiale (1939-1945) fournissant dans la foulée à Israël la technologie nucléaire du centre de Dimona (Néguev).

Si Nicolas Sarkozy a pu présider un pays se rangeant dans le camp de la Démocratie, il le doit certes aux «Croix Blanches» des cimetières américains de Normandie, mais au sacrifice aussi des quelques cinq cent mille combattants du Monde arabe et africain qui ont aidé la France à se libérer du joug nazi, alors qu’une large fraction de la population française pratiquait la collaboration avec l’ennemi.

Cinq cent mille combattants pour la Première Guerre mondiale (1914-1918), autant sinon plus pour la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), il n’était pas question alors de pistage génétique, de «test ADN» ou d’ «immigration choisie» pour leur enrôlement, de «seuil de tolérance», mais de sang versé à profusion pour une guerre qui se présentait pour eux comme «une querelle de blanc».

Justifier le refus de se livrer à un «devoir de vérité» -les Algériens n’ont jamais parlé de repentance-, au prétexte qu’il y avait des Français qui avaient aimé l’Algérie et qui y ont fait de belles choses, constitue sinon de l’ignorance, à tout le moins de la mauvaise foi, ou, plus grave, une monstruosité. S’il est vrai que des Français ont aimé l’Algérie, ils n’ont pas pour autant nécessairement aimé les Algériens.

Pour preuve le Code de l’Indigénat qui s’est appliqué pendant cent ans à la population autochtone, c’est-à-dire à la population originelle du pays. De même que le «Code Noir» pour l’Afrique, le «Code de l’indigénat» la plaçait en état de servilité.

Du jamais vu dans l’histoire coloniale mondiale. Certes les colons ont aussi fait de belles choses en Algérie. D’abord pour eux-mêmes, rarement pour la population autochtone qui n’y a eu accès que d’une manière parcimonieuse. Quant aux belles réalisations : Tous les dictateurs en comptent à leur actif.  Hitler de même que Mussolini ont lancé de grands projets d’infrastructure, sans pour autant que cela ne les exonèrent de leurs turpitudes, tant sur le plan moral que politique ou juridique. L’argumentaire sarkoziste n’est donc pas recevable.

N’en déplaise aux intellectuels de cour, les trois grandes figures tutélaires du XX me siècle pour leur contribution à la morale universelle auront été, faut-il le rappeler, trois personnalités du tiers monde colonisé, le Mahatma Gandhi (Inde), Nelson Mandela (Afrique du Sud), et, pour l’espace francophone, le Martiniquais Aimé Césaire, trois apôtres de la non-violence, une consécration qui retentit comme un camouflet pour les pays occidentaux avec leur cortège de nazisme, de fascisme, de totalitarisme et d’esclavagisme.

Et, pour douloureuse qu’elle puisse être pour notre amour propre national, force nous est de relever que la France, en contrechamps, aura été le seul grand pays européen à l’articulation majeure des deux grands fléaux de l’Occident de l’époque contemporaine, «les penchants criminels de l’Europe démocratique», la traite négrière et l’extermination des Juifs. Contrairement à la Grande Bretagne qui a pratiqué la traite négrière exclusivement, sans aucunement participé à l’extermination des Juifs, contrairement à l’Allemagne qui a conçu et réalisé, elle, la solution finale de la question juive, mais sans participation à la traite négrière.

Dans ce contexte, il convient d’admettre que si la question juive revêt une importance particulière en Europe, c’est principalement en raison du fait que les deux pays qui passaient pour les plus civilisés de l’époque -l’Allemagne et la France- ont massacré leurs propres concitoyens du fait de leur origine ethnico-religieuse.

Osons l’affirmation : Si les Juifs avaient été des Iroquois d’Amérique du Nord, des Aztèques, des Incas, des Guaranis d’Amérique latine, ou encore des Zoulous, des Bassas-Bamilékés, des Songhaïs ou des Soninkés d’Afrique voire même des Arabes, particulièrement des Palestiniens, gageons que l’Occident n’aurait jamais sanctuarisé ce problème.

L’orchestration d’une concurrence mémorielle sur des sujets de grandes souffrances ne relève pas de la victimologie. Elle révèle la pathologie de son auteur.

L’intégration présuppose une conjonction d’apports et non une amputation de la matrice identitaire de base. La troisième génération issue de l’immigration est certes extrêmement sensible à son environnement international comme en témoignent les flambées de violence à caractère confessionnel en rapport avec l’intifada palestinienne, la guerre du Golfe (1990-91) ou encore la guerre d’Afghanistan (2001-2002), la guerre d’Irak et la guerre du Liban (2006) et les guerres de l’Occident contre les pays arabes à structure républicaine dans la séquence dite du «printemps arabe -Libye et Syrie (2010-2020). Elle n’en demeure pas moins porteuse d’une dynamique interculturelle en raison de ses origines, de son profil culturel et de ses croyances religieuses.

8 – De la prégnance d’une posture proto-fasciste de discrimination : Le cas de la France.

La guerre d’Ukraine et le discours disjonctif occidental: Les Européens, particulièrement, habituellement grincheux à l’égard des migrants par crainte de leur «grand remplacement démographique», se sont ainsi portés volontaires par milliers pour l’accueil des réfugiés et la mobilisation d’importantes collectes de vivres et de fonds, sans conditionner, curieusement, cet élan de générosité au respect des valeurs professées précisément par les grandes démocraties occidentales… à savoir, notamment la libre circulation des personnes.

Dans le cas particulier de l’Ukraine, la liberté des Africains résidant dans ce pays en guerre, –une guerre à laquelle ils sont totalement étrangers–, de retourner dans leur pays d’origine, sans qu’il ait été possible de savoir si cette omission relevait d’un fâcheux oubli ou bien d’une posture de mépris… d’un mépris caractéristique des nantis face au sort des plus démunis.

Aucun pétitionnaire compulsif, qui dicte habituellement la règle du jeu, n’a protesté, à titre d’exemple –pour l’exemple- contre la volonté de Kiev d’enrôler les Africains résidant dans le pays dans la guerre contre la Russie en un vieux remake des «Tirailleurs africains» de la 1e Guerre mondiale (1914-1918). Embrigadés dans des conflits qui leur étaient, étymologiquement, totalement étrangers, ces Africains feront office de «chair à canon» pour défendre, paradoxalement, leurs colonisateurs contre les oppresseurs de leurs propres oppresseurs.

Sous des effets de robe et de plume, les survivances racialistes sont tenaces et vivaces en France, la «Patrie des Droits de l’Homme».

Ainsi M. Jean Louis Bourlanges, président de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale française, a eu l’outrecuidance de vanter l’immigration de qualité qui résulterait de l’afflux d’Ukrainiens en France par comparaison avec les Afghans, les Irakiens ou les Syriens. M. Bourlanges, pourtant député Modem, une formation qui se revendique de la «Démocratie Chrétienne», a assuré que les Ukrainiens constitueraient en France une «immigration de grande qualité, dont on pourra tirer profit», faisant valoir qu’elle était composée «d’intellectuels». Il en est résulté de ces propos qu’il existe de par le monde des réfugiés moins utiles sans doute en raison du fait qu’ils sont culturellement trop différents. Plus explicitement: Pas chrétiens ou pas Européens.

Dans la foulée, des commentateurs ont été conduits à distinguer «accueil de réfugiés» en parlant des Ukrainiens, mais «crise des migrants», quand il s’agit du sort des «basanés»…Irakiens, Syriens ou Afghans. Beaucoup de commentateurs et éditorialistes de renom se sont d’ailleurs paresseusement laissés aller à ces raccourcis conscient ou inconscient depuis le déclenchement du conflit le 24 Février 2022.

Le devoir de vérité ne constitue donc pas, selon une analyse chauvine, une pantalonnade assimilable «aux sanglots de l’homme blanc», mais un devoir de courage moral.

L’HISTOIRE D’UN PAYS EST L’ADN DE SA NATION. Il serait absolument contre productif d’en occulter les faits, si hideux soient-ils, sous peine de falsification et partant de mystification et de fabulation.

N’y voyez aucune interférence partisane ou électoraliste, mais quiconque soucieux du rang de la France, -Français de souche ou Français de choix-, se doit de se livrer à une telle introspection, une mesure de salubrité publique, tant il est vrai que l’histoire d’aujourd’hui est la mémoire de demain et qu’il importe d’être vigoureux dans la dénonciation des dérives contemporaines pour prévenir de douloureuses réminiscences de la mémoire future.

La conclusion revient à l’auteur de cet ouvrage décapant : “Ce n’est pas la République, in abstracto, qui est critiquée, mais une certaine République est passée au crible de la critique; un certain discours républicain….Celui qui excipe d’une autorité reconnue sans disposer forcément d’un pouvoir”.

Table des matières

  • 11 – Introduction générale
  • 25 – L’effet accélérateur et adjuvant du terrorisme islamiste
  • 49 – La crise du récit républicaniste
  • 57 – L’alliage explosif entre postcolonial, fait terroriste et état d’urgence
  • 61 – Notre démarche
  • 65 – Renouer avec l’esprit de l’École de Francfort
  • 77 – Ni idéaliser ni diaboliser la raison
  • 85 – Des auto-proclamés défenseurs de la raison et de l’universalisme
  • 93 – Les maux du républicanisme n’ont pas d’origine unique
  • 95 – Le tournant et tour de vis sécuritaires de l’année 2015
  • 103 – Des effets contreproductifs de la stigmatisation du rigorisme musulman
  • 113 – La déchéance de nationalité : quand l’universalisme républicain périclite
  • 117 – Une vision sécuritaire et disciplinaire de l’islam et des musulmans
  • 129 – Le Printemps républicain : génie de la laïcité ou propagateur de laïcisme ?
  • 159 – Emmanuel Macron : du libéralisme culturel à la police de la pensée
  • 175 – Des discours présidentiels ambivalents
  • 183 – Des représentants de l’islam de France acculés par l’État
  • 195 – Islamisme, rigorisme et djihadisme sont-ils des frères siamois ?
  • 203 – Police de la pensée et revisite morale de la laïcité
  • 215 – L’illusion de la discrétion religieuse : juifs et musulmans, regards croisés
  • 221 – Paniques et croisades morales au prisme de l’islam et des musulmans
  • 243 – Surveiller et punir les voix musulmanes trop bruyantes
  • 261 – Un Observatoire du décolonialisme au-dessus de tout soupçon ?
  • 267 – Conclusion

«La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022) de Haoues Seniguer. Éditions Le Bord de l’Eau.

Seniguer est l’auteur d’un précédent ouvrage, dont la recension se trouve sur ce lien.

Illustration

Haoues Seniguer. © Caroline Filliette/RFI

René Naba

Journaliste-écrivain, ancien responsable du Monde arabo musulman au service diplomatique de l'AFP, puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, responsable de l'information, membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme et de l'Association d'amitié euro-arabe. Auteur de "L'Arabie saoudite, un royaume des ténèbres" (Golias), "Du Bougnoule au sauvageon, voyage dans l'imaginaire français" (Harmattan), "Hariri, de père en fils, hommes d'affaires, premiers ministres (Harmattan), "Les révolutions arabes et la malédiction de Camp David" (Bachari), "Média et Démocratie, la captation de l'imaginaire un enjeu du XXIme siècle (Golias). Depuis 2013, il est membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), dont le siège est à Genève et de l'Association d'amitié euro-arabe. Depuis 2014, il est consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) dont le siège est à Genève. Editorialiste Radio Galère 88.4 FM Marseille Emissions Harragas, tous les jeudis 16-16H30, émission briseuse de tabous. Depuis le 1er septembre 2014, il est Directeur du site Madaniya.

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